Les mosquées de la discorde
Un nouvel établissement religieux à Paris ? Le débat sur la construction de lieux de culte musulmans resurgit en France à la faveur des élections municipales. Et révèle, comme partout en Europe, un profond malaise face à l’intégration de populations non-chrétiennes toujours plus importantes.
En s’invitant dans la campagne des élections municipales des 9 et 16 mars prochain à Paris, le débat sur la construction de mosquées en France, relégué à l’échelon local depuis plusieurs années, a subitement repris une ampleur nationale, début janvier. La candidate de l’Union pour un mouvement populaire (UMP, droite), Françoise de Panafieu, a jeté un pavé dans la mare, laissant entendre qu’elle favoriserait la construction d’un nouveau lieu de culte musulman dans la capitale, si elle était élue. « Une grande ville comme Paris doit permettre à chacun de pratiquer son culte dans la dignité, dans le strict respect des règles et des lois de notre pays », affirme-t-elle sur son site Internet, illustrant ses propos d’une photo montrant des centaines de fidèles priant sur le trottoir d’une rue du 18e arrondissement, faute de place dans la mosquée du quartier. Nombre de spécialistes de l’islam français jugent pourtant que l’édification de grands centres religieux comme ceux de Lyon ou d’Évry ne sont plus, aujourd’hui, une priorité. Pour eux, les fidèles seraient plutôt demandeurs de lieux de culte de proximité. Non dénués d’arrière-pensées électoralistes, les propos de Panafieu ont toutefois le mérite de montrer que la question reste largement sujette à polémique dans le pays. Immédiatement, en effet, sa proposition a fait l’objet d’une intense médiatisation et provoqué mises au point et déclarations de tous les acteurs politiques locaux. Comme à chaque fois que la question de la construction d’une mosquée revient sur le tapis, non seulement en France mais partout en Europe.
Entre préjugés et craintes
De l’Irlande à la Roumanie, en effet, une telle possibilité fait l’objet de réactions passionnées, tant chez les élus qu’au sein des populations. À la mi-novembre 2007, par exemple, en Italie, les militants de la Ligue du Nord, hostiles au projet de construction d’une mosquée dans la ville de Padoue, ont promené un porc sur le site réservé à son édification. « Nous avons "béni" le terrain où la mairie veut transférer la mosquée du centre-ville », déclarait alors Mariella Mazzetto, la responsable locale du mouvement populiste, qui fut vice-ministre de l’Éducation dans le gouvernement de Silvio Berlusconi, en 1994-1995. Toutes les protestations ne prennent évidemment pas la forme de cette manifestation de très mauvais goût. Mais le fait est que, lorsqu’ils veulent construire un lieu de culte visible sur le Vieux Continent, les Musulmans se heurtent à de vraies oppositions.
Ainsi, au Royaume-Uni, la pétition ouverte sur le site du Premier ministre Gordon Brown « pour l’abolition du projet de construction » de la « mégamosquée » de Newham, capable d’accueillir 12 000 fidèles, dans l’est de Londres, a recueilli 281 820 signatures. En Belgique, le mouvement nationaliste flamand Vlaams Belang organise, lui, la résistance contre « l’islamisation du quartier de Deurne », à Anvers, où une troisième mosquée doit voir le jour. En Grèce enfin, les autorités de Penia, la ville choisie en 2004 pour accueillir la première « vraie » mosquée de la région d’Athènes, ont, quant à elles, affirmé que l’existence d’un minaret à proximité de l’aéroport de la capitale grecque nuirait à l’image du pays auprès des visiteurs tout juste descendus d’avion. Etc.
Presque systématiquement, les critiques se concentrent sur l’architecture et les usagers du bâtiment : dômes, coupoles et minarets feraient tache sur le manteau d’églises qui recouvre les villes européennes depuis l’an mil ; mal fréquentées, les mosquées feraient aussi baisser la valeur immobilière des quartiers. Paradoxalement, celles qui sont reconnaissables au premier coup d’oeil (les « mosquées architecturales ») ne sont pourtant pas légion : on en compte une cinquantaine en France, six en Belgique, deux en Suisse, deux en Autriche. En fait, seuls l’Allemagne et le Royaume-Uni font exception : 159 « vraies » mosquées sont répertoriées outre-Rhin, selon l’Institut central allemand des archives islamiques, et plus de 250 existeraient sur les bords de la Tamise, bien qu’aucune recension officielle n’existe actuellement. Dans la majorité des cas, les lieux de culte musulmans sont plutôt installés dans des bâtiments réaménagés peu visibles – pavillons, entrepôts ou unités industrielles désaffectées.
Derrière un tel argument se cachent, en fait, bien d’autres griefs : crainte d’une remise en cause de l’autorité de l’État, inquiétude face à un possible « choc des civilisations », peur de la création de foyers terroristes. La bataille des chiffres en témoigne. « Près de la moitié des mosquées britanniques sont gérées par une secte radicale de l’islam sunnite dont le chef spirituel au Royaume-Uni appelle à "verser le sang" au nom de la religion », pouvait-on lire par exemple dans le très respectable Times du 7 septembre dernier.
L’islam chez les laïcs
« Les musulmans installés en Europe occidentale sont issus d’une immigration qui n’avait pas vocation à s’implanter dans la région, avance, en guise d’explication, Jocelyne Cesari, directrice du programme "L’islam en Europe et aux États-Unis" à l’université américaine Harvard. Personne n’avait envisagé qu’ils pourraient y rester une fois leur activité professionnelle achevée. Leur présence a toujours été considérée comme temporaire, et leur culte n’a donc jamais été planifié. »
Une planification qui avait d’autant moins de chances de voir le jour que les Turcs et les Maghrébins qui débarquent en Europe dans les années 1950 et 1960 s’immiscent dans des sociétés laïcisées ou en voie de sécularisation rapide. À l’heure où Français, Allemands, Belges et Néerlandais ne considèrent plus la religion comme un élément fondamental de leur identité, les revendications cultuelles des fidèles sont incomprises ou mal vécues. Alors que la construction d’une mosquée est interprétée par les musulmans comme la reconnaissance ultime de leur intégration et peut se révéler un utile instrument de régulation sociale, elle est perçue au mieux comme une remise en cause du statut strictement privé du religieux dans les pays d’accueil, au pire comme une menace pour la culture chrétienne du Vieux Continent. « En Europe, l’islam est considéré comme une religion violente qui conditionne l’ensemble des actes de la vie quotidienne. Alors, on s’en méfie », analyse Franck Fregosi, chercheur au CNRS et membre de l’Observatoire du religieux de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence.
Les attentats perpétrés à New York, à Madrid et à Londres en 2001, 2004 et 2005, mais aussi l’assassinat du réalisateur néerlandais Theo Van Gogh par un islamiste d’origine marocaine en novembre 2004 ou encore l’affaire des caricatures de Mohammed au Danemark, en 2005, n’ont fait que renforcer ce sentiment. Pain bénit pour les militants d’extrême droite, qui en ont profité pour répandre l’idée que toute mosquée représentait un bastion islamiste potentiel, ces événements ont, aussi, accru la méfiance des pouvoirs publics.
Faciliter le dialogue
Dans le discours qu’il a prononcé au Vatican le 20 décembre, le président français Nicolas Sarkozy se disait prêt, par exemple, à « rechercher le dialogue avec les grandes religions de France et [à] avoir pour principe de faciliter la vie quotidienne des grands courants spirituels plutôt que de chercher à la leur compliquer ». En 2005, alors qu’il était encore ministre de l’Intérieur, le même Nicolas Sarkozy avait déjà commandé le désormais fameux rapport Machelon. N’hésitant plus à remettre en cause la loi française de séparation de l’Église et de l’État de 1905, le texte propose d’autoriser les communes à subventionner directement la construction des lieux de culte sur leur sol. Présenté comme un moyen de limiter le recours aux financements extérieurs, il est aussi interprété, en creux, comme une volonté de contrôler la pratique du culte musulman.
« Plus la présence musulmane est ancienne, plus les résistances s’amenuisent », relèvent toutefois certains chercheurs, pour qui la France (dont 8 % à 10 % de la population est musulmane), le Royaume-Uni et la Belgique commencent à appréhender la question un peu plus sereinement. Selon un sondage réalisé par le Pew Research Center (États-Unis) en 2006, 74 % des Français estiment qu’il n’est pas incompatible d’être musulman pratiquant et de vivre dans une société moderne, contre 36 % des Espagnols ou 26 % des Allemands. Ainsi, dans les pays d’immigration musulmane récente comme l’Italie ou l’Espagne, la construction d’une mosquée provoque toujours des avalanches de protestations. Avant de s’affirmer sur la place publique, l’islam doit encore y faire la preuve de sa légitimité à exister. Un défi d’autant plus difficile à relever qu’à Rome, comme à Madrid, le catholicisme reste beaucoup plus influent qu’à Bruxelles ou à Paris. Quant à l’Autriche, à l’Allemagne et à la Suisse, la situation y est encore différente. L’islam turc, très lié aux autorités d’Ankara, fait craindre des ingérences.
Quel que soit le pays pourtant, les polémiques ne font que révéler le même malaise : une crise d’identité profonde des nations européennes. Déclin du christianisme, chute du mur de Berlin, intégration communautaire sans réel projet politique : faute de pouvoir se construire une « identité par », les Européens se construisent une « identité contre ». Après Karl Marx, c’est Mohammed qui en fait les frais.
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