Les entreprises marocaines à la conquête de l’Afrique : une stratégie royale

Pris sous l’aile de la monarchie dès les années 2000, les fleurons du pays sont capables de rivaliser avec les plus grandes multinationales, sur leur marché comme à l’étranger. Et aujourd’hui, c’est le roi lui-même qui les conduit à la conquête de l’Afrique. Quitte à transiger avec la libre concurrence…

De g. à dr. : Abdeslam Ahizoune (patron de MarocTélécom), Moulay Hafid Elalamy (ex-Saham), Mohamed El Kettani (Attijariwafa Bank), Anas Sefrioui (Addoha) et Othman Benjelloun (BMCE). © Sylvain Cherkaoui/JA

De g. à dr. : Abdeslam Ahizoune (patron de MarocTélécom), Moulay Hafid Elalamy (ex-Saham), Mohamed El Kettani (Attijariwafa Bank), Anas Sefrioui (Addoha) et Othman Benjelloun (BMCE). © Sylvain Cherkaoui/JA

Publié le 7 octobre 2014 Lecture : 8 minutes.

Invisible sur la carte du business africain au début des années 2000, le Maroc a réussi en peu de temps à imposer ses entreprises dans les grands deals qui se jouent en Afrique subsaharienne. Ses banques, ses compagnies d’assurances, ses opérateurs télécoms, ses sociétés de construction, ses cabinets de consulting… raflent désormais tout sur leur passage, rivalisant avec le vieux leader du continent, l’Afrique du Sud.

Une politique d’expansion menée par le secteur privé chérifien et appuyée au sommet de l’État. Attijariwafa Bank, BMCE, Maroc Télécom ou encore Addoha sont ainsi devenus pour le Maroc ce que sont les chaebols (dont les plus célèbres sont Samsung et Hyundai) pour la Corée du Sud et les firmes du CAC 40 pour la France : des champions qui portent le développement de leur pays et assurent son rayonnement à l’international.

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« Le cas des entreprises marocaines représente aujourd’hui un modèle sur le continent. Doté de ressources naturelles limitées, le royaume fait partie des rares pays africains qui ont réussi à bâtir des groupes privés solides, au savoir-faire reconnu. C’est ce que le pays essaie d’exporter aujourd’hui. En dehors de l’Afrique du Sud, il n’y a pas de modèle équivalent », estime l’avocat d’affaires Hicham Naciri, qui a travaillé sur la quasi-majorité des deals marocains en Afrique subsaharienne.

Ces succès sont le résultat de la montée d’une nouvelle génération de décideurs aux affaires, à commencer par Mohammed VI, dont le thème de mémoire d’études à la faculté des sciences économiques et juridiques de Rabat était : « L’Union arabo-africaine et la stratégie du royaume du Maroc en matière de relations internationales ». « Au début de son règne, la bourgeoisie attendait des signaux, de la visibilité pour investir, sortir de l’attentisme qui a caractérisé la fin de règne de Hassan II.

Le roi leur en a donné en s’appuyant sur ses propres affaires, avec l’idée de créer une locomotive qui tire le secteur privé marocain et la croissance du pays. Cette locomotive, c’était l’ONA », explique Karim Tazi, le patron de Richbond, la première entreprise marocaine d’ameublement, qui rappelle que la naissance d’Attijariwafa Bank a été le premier exemple grandeur nature de cette nouvelle politique royale.

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Mastodonte

Khalid Oudghiri, l’ancien patron d’Attijariwafa Bank, a, le premier, utilisé le terme de « champion national » pour justifier sa volonté de créer un mastodonte bancaire capable de rivaliser avec les concurrents à capitaux étrangers et, plus tard, d’élargir son influence à l’international.

En rachetant en 2003, via la banque royale BCM, Wafa Bank à la famille Kettani puis en réalisant ensuite la plus grande fusion de l’histoire du paysage bancaire marocain, il a donné naissance à un nouvel ensemble, baptisé Attijariwafa Bank. Ce groupe – qui compte dans son giron des filiales leaders dans l’assurance, le crédit à la consommation, le leasing, l’intermédiation boursière et la banque d’affaires – devient en l’espace de quelques mois le premier groupe bancaire du Maghreb.

Un succès qui donnera de la légitimité à cette nouvelle doctrine de règne et sur lequel l’ancien patron d’Attijari s’appuiera pour refaçonner le paysage des affaires. « Attijariwafa Bank [aujourd’hui présent dans douze pays subsahariens] est devenu un acteur déterminant dans toutes les grandes opérations qui ont marqué la scène des affaires depuis 2004 », explique Karim Tazi.

C’est d’ailleurs Oudghiri qui sera derrière l’émergence d’un champion national dans le très stratégique secteur des hydrocarbures, alors contrôlé par de grandes compagnies internationales, en faisant pression sur la famille Amhal, surendettée, pour qu’elle se dessaisisse de Somepi au profit du groupe Akwa – de la famille Akhannouch -, aujourd’hui leader national des produits pétroliers. C’est aussi grâce au financement d’Attijariwafa que Moulay Hafid Elalamy (à l’époque président du groupe Saham, aujourd’hui ministre du Commerce et de l’Industrie) a pu racheter la compagnie d’assurances CNIA, pour 500 millions de dirhams (près de 45 millions d’euros). Une étape décisive dans l’émergence de Saham Assurances, devenu aujourd’hui le premier assureur du continent avec une présence dans dix-sept pays.

Grands chantiers

Dans les secteurs de l’immobilier ou des télécoms, cette stratégie royale a pris d’autres formes. En facilitant l’accès au foncier et en décrétant une batterie d’incitations fiscales (au coût avoisinant une trentaine de milliards de dirhams tous les ans), les pouvoirs publics favorisent la naissance de promoteurs géants, comme Addoha, d’Anas Sefrioui, ou le groupe Alliances, de Mohamed Nafakh Alami Lazrak.

>>> Lire aussi –  Anas Sefrioui : « Le potentiel du marché africain est gigantesque »

Des groupes cotés en Bourse, qui participent à tous les grands chantiers du règne de Mohammed VI : la lutte contre l’habitat insalubre, mais aussi la construction de mégacomplexes touristiques pour accompagner la fameuse stratégie « Vision 2010 », dont l’objectif était d’atteindre 10 millions de touristes. « Les promoteurs marocains ont acquis une impressionnante expérience chez eux, qu’ils exportent actuellement en Afrique, ainsi que leur savoir-faire », explique Hicham Naciri.

Idem dans les télécoms, où le Maroc a eu recours à une libéralisation maîtrisée pour permettre à son opérateur historique de tenir le coup au moment de l’ouverture du marché. Privatisé en 2001, Maroc Télécom a en effet profité d’un état de grâce de quelques années pour asseoir son leadership (lire interview ci-contre). Bien que critiquée lors de sa mise en place, cette méthode a permis à l’opérateur dirigé par Abdeslam Ahizoune d’avoir une longueur d’avance sur ses concurrents et d’atteindre une taille suffisante pour partir à la conquête du sud du Sahara.

Zouhair Ait Benhamou : « les retombées sont minimes pour les Marocains ».

Les champions nationaux servent-ils vraiment le Maroc ? Pour le chercheur de l’université Paris-X Nanterre, leurs activités sur le marché local et à l’étranger n’ont pas toujours bénéficié à l’économie nationale.


Jeune Afrique : Dans l’une de vos publications, vous contredisez Khalid Oudghiri, l’ancien patron d’Attijariwafa Bank, qui soutenait en 2005 que la politique des champions nationaux est un mythe…

Zouhair Ait Benhamou : Je pense que cette politique existe bel et bien, mais qu’elle est officieuse. Il n’y a qu’à observer les choix qui ont guidé le développement de secteurs comme les télécoms ou les banques pour s’en rendre compte.

Par exemple, la décision de privatiser Maroc Télécom en un seul bloc en le cédant à Vivendi relevait d’un choix politique. Le Maroc avait certes besoin de liquidités, mais il était possible d’obtenir des sommes équivalentes en créant deux ou trois opérateurs.

La logique derrière le maintien du quasi-monopole est celle du champion national : l’effet de taille permet de concentrer les ressources pour mieux les utiliser. Le même raisonnement tient pour le secteur financier, où l’autorisation de créer des banques a été très régulée.

Les Marocains se sont-ils inspirés de modèles déjà existants ?

Les pro-champions nationaux citeraient le Japon d’après-guerre, avec le rôle prépondérant du ministère de l’Industrie et sa relation avec les gros conglomérats, ou encore

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Les champions nationaux servent-ils vraiment le Maroc ? Pour Zouhair Ait Benhamou, chercheur à l’université Paris-X Nanterre, leurs activités sur le marché local et à l’étranger n’ont pas toujours bénéficié à l’économie nationale.

>>> Mohammed VI : l’économie, c’est lui

« La politique des champions nationaux se fait toujours au détriment de la libre concurrence. Mais c’est un passage quasi inévitable pour un pays qui veut consolider son économie et la mettre sur les rails de l’internationalisation, estime un homme d’affaires casablancais. Si les Coréens et les Japonais sont devenus les superpuissances économiques que l’on connaît, c’est en grande partie grâce à leurs géants industriels, qui ont longtemps été protégés et soutenus par les pouvoirs publics. »

Concentrations, libéralisation maîtrisée et politiques sectorielles sont donc les instruments clés de cette politique des champions nationaux, qui a permis aux firmes marocaines de contrer le poids grandissant des multinationales sur le marché local, et plus tard de rayonner à l’international. « On ne peut pas jouer en Ligue des champions si on n’est pas champion chez soi. La création de groupes solides financièrement était une condition préalable nécessaire à l’expansion en Afrique, qui est notre espace naturel de développement », explique Moulay Hafid Elalamy.

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Et l’État marocain ne se contente pas d’insuffler des dynamiques, il effectue un suivi régulier de l’avancée de ses entrepreneurs sur le continent. « L’État n’accorde pas d’avantages spécifiques aux entreprises désirant s’installer en Afrique, mais leurs dossiers sont généralement traités avec bienveillance », précise le ministre du Commerce et de l’Industrie. Pas de faveurs directes comme en Turquie, mais de la prévenance et de l’accompagnement.

Loft Abidjan

Le roi du Maroc use en effet de tout son poids diplomatique et symbolique pour ouvrir la voie à ses « poulains » au sud du Sahara. Dans ses tournées africaines, devenues de plus en plus régulières, Mohammed VI ne voyage jamais sans ses « champions nationaux », ressorts incontournables de la nouvelle stratégie africaine du royaume. Et le monarque suit de très près leur avancée. Ainsi, après sa dernière tournée, en mars, du Mali au Gabon en passant par la Guinée et la Côte d’Ivoire, Mohammed VI a demandé à son Conseil des ministres de créer un comité Afrique chargé de suivre les projets engagés sur le continent.

Celui-ci se réunit depuis tous les premiers mercredis de chaque mois dans le bâtiment en verre du ministère des Affaires étrangères, à Rabat. Une sorte de comité de direction présidé par le diplomate en chef du royaume, Salaheddine Mezouar, et qui compte une bonne brochette de ministres ainsi qu’une dizaine d’hommes d’affaires marocains déjà installés en Afrique ou qui s’apprêtent à le faire.

Parmi eux, Mohamed El Kettani, d’Attijariwafa Bank ; Mostafa Terrab, d’OCP ; Mohamed Hassan Bensalah, du groupe Holmarcom ; Saïd Alj, de Sanam Holding ; Othman Benjelloun, de FinanceCom ; Abdeslam Ahizoune, de Maroc Télécom ; Saïd Ibrahimi, de Casablanca Finance City Authority… Bref, toute la bande du Loft Abidjan, ce restaurant de l’hôtel Sofitel les hommes d’affaires marocains avaient leurs habitudes en mars, quand la tournée royale les avait menés dans la capitale ivoirienne.

« Nous effectuons un suivi des projets engagés, statuons sur les blocages et faisons le point sur ce qui a été réalisé le mois précédent. Le rapport du comité est ensuite transmis au roi », confie Moulay Hafid Elalamy. Une attention que les champions lui rendent bien…

Ils mettent en oeuvre la stratégie du roi

Mounir MajidiMounir majidi, secrétaire particulier du roi

Conseiller de Mohammed VI et patron de Siger, holding de la famille royale, Mounir Majidi voit son influence dans les affaires dépasser le spectre de sa puissante filiale SNI (Société nationale d’investissement). Fervent défenseur des intérêts nationaux face aux capitaux étrangers, il a été le porte-drapeau de la transformation du monde des affaires marocain, qui a donné naissance à de grands groupes nationaux

Hassan BouhemouHassan Bouhemmou, Ex-PDG de la SNI Ingénieur financier

L’ancien patron de la SNI a été coopté par le secrétaire particulier du roi, Mounir Majidi, en 2002, pour mettre de l’ordre dans les affaires royales. Son influence s’exprimera via la création de « champions nationaux », entreprises chargées de faire face aux turbulences de la mondialisation et de contrer la montée en puissance des capitaux étrangers. Une méthode critiquée par certains pour avoir créé un sentiment de prédation économique.

Khalid OudghiriKhalid Oudghiri, ancien PDG d’Attijariwafa bank
L’ex-patron du plus grand groupe bancaire marocain a été le premier à faire passer le concept du « champion national » de la théorie à la pratique, en orchestrant la fusion entre la Banque commerciale du Maroc (BCM) et Wafabank. Le mastodonte Attijariwafa Bank, né de cette opération, a participé à toutes les grandes opérations capitalistiques des dix dernières années au Maghreb et en Afrique subsaharienne.

Abdellatif JouahriAbdellatif Jouahri, gouverneur de Bank Al-Maghrib

Nommé gouverneur de la banque centrale en 2003, Abdellatif Jouahri a été un artisan de la mutation du paysage bancaire marocain. Il a veillé à l’assainissement d’entités publiques comme la BCP (Banque centrale populaire) et a fortement encouragé le regroupement d’acteurs privés. Consolidées, les banques peuvent étendre leur influence en Afrique et entraîner dans leur sillage les entreprises nationales.

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