Expulsions par procuration

Cédant aux pressions européennes, les autorités décident de rapatrier systématiquement les migrants illégaux, y compris ceux installés de longue date.

Publié le 28 janvier 2008 Lecture : 4 minutes.

Tripoli, le 15 janvier. Baghdadi Mahmoudi, secrétaire du Comité populaire général (CPG), équivalent du Premier ministre, réunit un conseil exceptionnel dans son bureau. Sont présents, entre autres, le ministre de l’Emploi, le vice-ministre de la Sécurité, le directeur général de la compagnie aérienne Afriqiyah Airways et le patron de la police des frontières. Objet de la réunion : les migrants illégaux (ils sont 2 millions). Leur passage clandestin à partir des côtes libyennes vers le Vieux Continent irrite de plus en plus les Européens. Qui l’ont fait savoir à Tripoli. Décision : il faut immédiatement regrouper les étrangers en situation irrégulière, appliquer la réglementation en les rapatriant dans leurs pays d’origine et avertir les Libyens qu’abriter des étrangers ou les cacher les expose à des poursuites judiciaires et à des amendes.
Dès le lendemain, les agents de la sécurité publique font des descentes dans les lieux de rassemblement des migrants, qui sont emmenés dans des camps de regroupement, avant que des bulldozers ne rasent leurs habitations de fortune. Selon les autorités, ne sont concernés que les migrants entrés illégalement dans le pays. « Ce n’est pas une mesure abusive, se défend Mohamed Lamouchi, responsable de la communication au CPG. Elle ne concerne que les illégaux. Les quelque 600 000 résidents étrangers en situation régulière n’ont rien à craindre. Les autres sont regroupés dans des camps disposant des commodités nécessaires et sont traités avec humanité. Ils sont rapatriés aux frais du gouvernement libyen. » C’est Afriqiyah Airways qui est chargée de les reconduire dans leurs pays respectifs à raison de trois vols par semaine.
Coïncidence malheureuse, la décision de « rapatrier » les illégaux, dont un grand nombre de Subsahariens (les Égyptiens constituent le contingent le plus important), intervient quelques heures avant le départ de Mouammar Kadhafi, chantre de l’unité africaine, pour Ouagadougou, où il doit assister au sommet de la Cedeao. « L’État libyen, comme tout autre État, a fait son devoir pour protéger ses citoyens, explique Lamouchi. Et cette décision ne change en rien l’orientation africaine de la Libye, ni sa coopération avec les Subsahariens, ni son soutien à l’Union africaine. »
Ce n’est pas la première fois que Tripoli se débarrasse de ses immigrés. En 1985 et 1986, Kadhafi avait fait expulser 20 000 Égyptiens et 32 000 Tunisiens, en raison de différends avec leurs gouvernements respectifs, quelques milliers de Maliens et de Nigériens et 25 000 Marocains.
Puis on a assisté à une seconde vague d’immigration subsaharienne lorsque Kadhafi, entre 1992 et 2000, pendant l’affaire Lockerbie, a troqué le panarabisme pour le panafricanisme. Prônant la libre circulation des Subsahariens, il joint le geste à la parole en leur ouvrant ses frontières. La Libye publie même des encarts publicitaires dans leurs pays pour les inciter à venir s’installer chez elle. Tous ceux qui disposent d’un passeport peuvent y entrer sans visa, y travailler et régulariser leur séjour. Maliens, Guinéens, Nigériens, Nigérians, Ivoiriens, Éthiopiens, Somaliens, Érythréens affluent.
À partir de 2000, la Libye devient pour les migrants clandestins une porte d’entrée en Europe. Ils séjournent dans la Jamahiriya le temps de rassembler la somme nécessaire (entre 800 et 1 200 dollars) pour payer les passeurs qui les feront débarquer clandestinement dans le port européen le plus proche, généralement l’île italienne de Lampedusa. Un itinéraire emprunté par des milliers de personnes, dont beaucoup périront en mer.
Kadhafi laisse faire, bien que la présence de cette masse d’immigrés clandestins dans un pays de 5 millions d’habitants ne manque pas de susciter dans la population une vague de xénophobie. On les accuse d’être responsables de 30 % des crimes, d’importer le virus du sida, de faire du trafic de drogue, d’aggraver le chômage (qui est de 30 %) À tel point que, chaque année, le Congrès général du peuple (CGP, Parlement) appelle le gouvernement à sévir. Étrange coïncidence, la décision de rapatrier les clandestins intervient à la veille de la session annuelle du CGP, qui aura lieu en février.

Les temps changent…
Plus décisives auront été les pressions de l’Italie et de l’Union européenne (UE). Dans un premier temps, Kadhafi, prisonnier de ses engagements africains, répète à qui veut l’entendre qu’il n’est pas la sentinelle de l’Europe sur la rive sud de la Méditerranée. Mais les temps changent. À partir de 2003, le « Guide » libyen normalise ses relations avec l’UE et les États-Unis. Conséquence : entre 2003 et 2005, la Libye rapatrie 145 000 migrants clandestins. Mais l’UE juge que ce n’est pas assez. L’an dernier, recevant l’Italien Franco Frattini, commissaire européen pour la Justice, la Sécurité et les Libertés, Kadhafi lui demande l’aide de l’Europe pour mettre en place un système sophistiqué de surveillance par satellite capable de contrôler ses frontières dans le désert et d’y détecter les clandestins. Les experts européens visitent le Sahara pour évaluation et se rendent à l’évidence : aucune technologie ne permet de surveiller les 4 400 kilomètres de frontières de la Libye avec quatre pays africains. Seule solution : le rapatriement systématique. Les droits de l’homme ? Les Européens, cette fois, n’en ont cure. Kadhafi en fait son affaire, en bon défenseur des immigrés. N’a-t-il pas déclaré, lors de sa dernière visite à Paris : « les droits de l’homme, commencez à les appliquer à vos immigrés » ?

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