Tunisie : l’exode des professionnels de l’informatique s’accélère et inquiète le secteur
10 000. C’est le nombre de diplômés du secteur informatique, formés en Tunisie, qui ont quitté le pays au cours de ces trois dernières années pour aller en Europe, le plus souvent en France ou en Allemagne. Une réelle fuite des cerveaux ?
« Les départs se sont accélérés entre 2017 et 2018. Ils deviennent inquiétants », constate Kais Sellami, président de la Fédération nationale des Technologies de l’information et de la communication (TIC) et membre du bureau exécutif du syndicat patronal l’Utica.
Selon un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) de novembre 2017, depuis la chute du régime de Ben Ali en 2011, 95 000 Tunisiens ont choisi de faire leur vie ailleurs, dont 84 % en Europe. Parmi eux, selon l’Ordre des ingénieurs tunisiens (OIT), 10 000 diplômés du secteur (formés en Tunisie) ont quitté le pays ces trois dernières années, principalement pour la France, l’Allemagne ou le Canada.
En Tunisie, pourtant, 12 559 postes d’ingénieurs en TIC restent vacants. Un défaut qui s’explique notamment par la compétition salariale, la rémunération étant jusqu’à 2,5 fois plus élevée à l’étranger.
Pour faire face au manque de diplômés du secteur informatique formés en Tunisie, des patrons tunisiens embauchent sur un mode « pépinière », comme le raconte Kais Sellami. « Ouvrir plus de postes est une manière d’anticiper les départs. Cela représente un certain investissement, mais il faut le bien pour garder les talents au pays. » Et pour cause : il a remarqué comme d’autres professionnels un « turnover difficile à suivre ces dernières années. »
Des représentants du secteur ont même été conviés à des réunions de crise avec le chef du gouvernement et des hauts fonctionnaires, inquiets de voir des jeunes diplômés partir alors que bien des projets et des réformes nécessitent leur savoir-faire, tels que le e-business ou encore l’e-administration. En effet, le ministère des Technologies de la Communication et de l’Économie Numérique a annoncé en mai 2017 que 80 000 postes seraient créés d’ici à 2020 pour assurer la transition numérique de la Tunisie. Des postes qui pourraient donc ne pas être pourvus.
« Nous frôlons la catastrophe, alors que tout s’informatise dans l’administration, la finance, etc. Si nous n’avons pas d’hommes et de femmes pour faire face à la demande, nous ne pourrons pas nous adapter à ces technologies et nous risquons de compromettre notre souveraineté », affirmait à Jeune Afrique en octobre dernier Abdessattar Hosni, le responsable de l’Ordre des ingénieurs. L’homme regrettait alors que « les autorités n’aient pas pris conscience de ce phénomène, ou ne l’aient pas traité de manière prioritaire ».
Des canaux multiples
Cette fuite des cerveaux s’explique par différents facteurs. En quête de compétences tunisiennes, les recruteurs étrangers font parfois appel à des entreprises de recrutement présentes sur place. D’autres envoient des chasseurs de têtes pour repérer de potentiels talents ou cherchent leurs futurs employés sur les réseaux sociaux professionnels. Les démarches administratives sont ensuite totalement prises en charge par les entreprises, facilitant davantage les départs.
Ceux qui ont le plus recours à ce type de techniques pour embaucher des compétences tunisiennes, ce sont les sociétés de services en ingénierie informatique (SSII). Celles-ci recrutent des experts en technologies de l’information afin d’accompagner plusieurs clients lors de missions distinctes dans la réalisation de projets nécessitant des compétences dans le digital.
« Sur les douze employés envoyés en France par la SSII qui m’embauche pour une mission à la BNP, nous sommes huit Tunisiens » raconte Emna, ingénieur en informatique, travailleuse détachée venue de Tunisie.
Ici, notre travail est valorisé. Le client respecte nos consignes et reconnaît notre expertise. En Tunisie, ce n’est pas le cas
Si son séjour en France est pour l’instant temporaire, la jeune femme compte bien s’y installer à la fin de son contrat : « Ici, notre travail est valorisé. Le client respecte nos consignes et reconnaît notre expertise. En Tunisie, ce n’est pas le cas ».
« Sur les réseaux sociaux et les groupes étudiants, de nombreuses offres d’emplois de SSII basées en France circulent », raconte Emir, élève à l’Institut national des sciences appliquées et de technologie (INSAT), à Tunis. « Quand on est confrontés, avant même l’obtention de nos diplômes, aux montants des salaires que l’on pourrait toucher à l’étranger, l’envie de partir augmente », explique le jeune homme.
« Le problème est bien plus large. Si le départ des professionnels de l’IT est massif, c’est aussi une envie de partir généralisée dans la jeunesse. Ce qui motive les départs c’est surtout la déception et le pessimisme », indique Nadhir, développeur, installé en France depuis trois ans.
Le secteur informatique tunisien souffre déjà d’une pénurie au niveau des ressources humaines
Levée de boucliers
Pour faire obstacle à ce type de pratiques, certains acteurs du secteur misent sur la colocalisation. ManPower, groupe américain spécialisé dans l’intérim et l’outsourcing, espère par exemple faire des compétences tunisiennes un argument pour attirer les investisseurs. « Nous essayons au maximum de pousser les entreprises étrangères qui font appel à nous à s’implanter en Tunisie, au lieu d’envoyer nos compétences vers l’étranger », explique Chirine El Aich, directrice des opérations et solutions du groupe.
« C’est de notre devoir de le faire parce que le secteur informatique tunisien souffre déjà d’une pénurie au niveau des ressources humaines », continue-t-elle.
Outre la colocalisation, la formation est également mise en avant. « S’il faut former encore plus, formons encore plus ! », assène ainsi Kais Sellami, le président de la Fédération nationale des TIC et membre de l’Utica, qui relève que bien des acteurs du secteur songent maintenant à augmenter le nombre de compétences afin de rassasier les deux marchés, tunisien et français.
D’autres misent sur la promotion de l’entrepreneuriat. « Un jeune entrepreneur doit déposer 1 000 dinars sur un compte bancaire avant d’ouvrir une entreprise. C’est ce genre de petites obligations qui empêchent les plus jeunes à se lancer dans un projet », explique à Jeune Afrique Ezzedine Chérif. Le jeune entrepreneur de 21 ans a ainsi lancé la « Startup factory », un service de conciergerie d’entreprises visant à permettre aux jeunes, souvent découragés par la lourdeur administrative, à lancer leur propre entreprise ou start-up en sept jours ouvrables.
Cette urgence, le gouvernement semble commencer à la percevoir. En avril 2018, le « Start-up act » a notamment été voté à l’Assemblée. Il propose la définition d’une start-up et l’attribution d’un label ainsi que plusieurs mesures parmi lesquelles des exonérations et abattements fiscaux, une prise en charge des dépôts de brevet ou encore la possibilité d’ouvrir un compte spécial en devises.
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