Meurtre à plusieurs inconnues

Tout semble indiquer que la Syrie est derrière l’assassinat de Pierre Gemayel, mais le régime de Damas n’a pas le monopole des mauvaises intentions dans la région.

Publié le 27 novembre 2006 Lecture : 6 minutes.

Dans la nuit du mardi 21 novembre au mercredi 22, à New York, le Conseil de sécurité des Nations unies était en passe d’avaliser le projet de création d’un tribunal international spécial pour juger les auteurs de l’assassinat du Premier ministre libanais Rafic Hariri, le 14 février 2005, quand s’est répandue la nouvelle du meurtre du ministre chrétien Pierre Gemayel. La Russie et le Qatar, qui traînaient encore des pieds, n’ont eu que le temps de se joindre à leurs pairs pour adopter à l’unanimité une mesure accouchée dans un berceau sanglant
Ce nouveau tribunal, conçu pour soumettre les coupables à une justice impartiale rendue à l’abri des pressions et des menaces, déchaîne la colère de Damas et des prosyriens de Beyrouth, qui se savent d’ores et déjà visés par le rapport d’étape de la commission d’enquête du juge belge Brammertz. Constitue-t-il le mobile du crime qui a coûté la vie au fils aîné de l’ancien président Amine Gemayel ? Beaucoup de responsables politiques le disent, ici comme ailleurs, à mots plus ou moins couverts. L’immense foule qui entourait, le 23 novembre, le cercueil du jeune martyr de 34 ans, a fait preuve de moins de retenue, en hurlant ses accusations contre la Syrie. Une décision de l’ONU ne suffit pas, en effet, pour que cette cour spéciale soit mise en place : il faut encore que le Parlement libanais l’adopte et que le président de la République – le prosyrien Émile Lahoud – ratifie la mesure en accord avec le Premier ministre. C’est ce que la Syrie aurait voulu éviter par la terreur, en armant ses tueurs au risque de provoquer un nouveau chaos.
En outre, le « timing » de l’attentat étaie cette hypothèse : le gouvernement de Fouad Siniora, partisan de la ratification, dont la participation est nécessaire pour soumettre au Parlement ce texte qui a valeur de traité, se trouvait déjà fragilisé par la démission collective, quelques jours auparavant, de six de ses ministres prosyriens, dont cinq chiites du Hezbollah et du mouvement Amal, deux partis soutenus par Damas. Balayés par la vague antisyrienne des élections de 2005, ces derniers avaient en effet, avec ces départs, manifesté leur volonté d’élargir leur assise dans un exécutif d’union nationale prenant en compte le retournement de situation dû à l’offensive militaire d’Israël le 12 juillet dernier. Avec la disparition du jeune ministre maronite de l’Industrie, le quorum imposé par la Constitution libanaise qui « dose » la représentation des différentes communautés au sein du gouvernement ne tient plus, dès lors, qu’à une seule voix Le leader chrétien Samir Geagea et le père de la victime, Amine Gemayel, qui avaient fait ce sinistre calcul, n’avaient pas manqué d’exprimer leur inquiétude à la veille du 21 novembre, mettant en garde leurs proches contre d’éventuelles « éliminations » susceptibles de torpiller la mise sur pied d’une machine judiciaire redoutée, sans doute à bon escient, par les anciens maîtres syriens et leurs séides.
D’autres éléments viennent nourrir l’acte d’accusation, à Washington comme à Paris ou à Beyrouth, de ceux qui regardent vers Bachar al-Assad pour trouver un commanditaire à cet assassinat, quels qu’aient pu en être les exécutants. À l’instar de ceux qui ont tué ou mutilé des Libanais depuis deux ans – après le leader druze Marwan Hamadé, le Premier ministre Rafic Hariri, le journaliste Samir Kassir, l’ancien chef du Parti communiste Georges Haoui, le ministre de la Défense Élias Murr, la journaliste de télévision May Chidiac, le directeur du quotidien An-Nahar Gibran Tueni -, l’attentat perpétré contre Pierre Gemayel a visé précisément un combattant engagé dans l’émancipation de son pays et sa libération de la tutelle syrienne. Pour achever d’intimider les malentendants, les bureaux de Michel Pharaon, un autre ministre antisyrien, ont été mitraillés presque au moment (15 h 35, en plein jour) où, sur la route du quartier chrétien de Jdeideh, une pluie de balles s’abattait sur la voiture grise du jeune phalangiste, militant actif de « l’Intifada de l’indépendance » arrachée à la Syrie.
Même si l’on considère, comme à l’accoutumée, que les virulentes dénégations du coupable supposé sont de peu de poids, on aurait tort, cependant, d’incriminer trop vite le régime de Damas en déclarant, avec le leader druze Walid Joumblatt, que cet assassinat « est un clou de plus dans le cercueil du régime syrien », acculé à la défensive et prêt à tout pour justifier le retour de ses troupes au pays du Cèdre. Si ce meurtre a eu clairement comme objectif de déstabiliser le Liban, la Syrie, hélas, n’a pas le monopole des mauvaises intentions dans un environnement régional aussi dévasté que celui du Proche-Orient, où une multitude d’acteurs ont largement la capacité de nuire et les moyens de radicaliser la situation.
Or, si l’on fait désormais le point au-delà des limites du Liban, on constate que la Syrie, qui venait d’annoncer la reprise de ses relations diplomatiques avec l’Irak après une rupture de près d’un quart de siècle, était (presque) redevenue un interlocuteur agréé par les États-Unis, alors qu’hier encore on soupçonnait l’Amérique de vouloir renverser par la force le régime de Damas. Pourquoi donc la Syrie aurait-elle choisi de ruiner sans attendre le crédit politique tout frais auquel son changement d’attitude vis-à-vis de l’Irak lui permettait de prétendre ? Pourquoi brader les dividendes qu’elle aurait pu récolter en fermant dorénavant aux candidats au djihad des frontières qu’elle leur laissait, jusqu’ici, franchir sans trop de peine ? Le compromis accepté par Damas avec Téhéran comme avec Bagdad pouvait lui laisser espérer récolter auprès des Américains le juste prix que ceux-ci n’auraient sans doute pas manqué de verser en échange d’une aide syrienne à les extraire du bourbier irakien. Bref, pourquoi la Syrie aurait-elle risqué de faire aussi brutalement un pas en arrière alors qu’elle commençait seulement à regagner un peu de terrain sur la scène régionale ?
D’autant qu’un tel assassinat n’est certainement pas non plus pour plaire à son allié du Hezbollah, durement frappé, certes, par les bombes israéliennes de l’été, mais incontestablement renforcé sur le terrain de la politique libanaise. La mort de Pierre Gemayel « cueille » le parti de Hassan Nasrallah à la veille des manifestations monstres dont il comptait faire étalage pour que son sacrifice face à l’agresseur sioniste trouve, là aussi, une juste compensation politique et que le consensus antisyrien de 2005 soit remplacé, sous sa domination, par un consensus anti-israélien. Dans le contexte de l’indignation soulevée par le meurtre de Gemayel, tout sera à recommencer, alors que l’hiver approche et que les indemnités promises par le parti de Dieu aux victimes du Sud-Liban ont d’ores et déjà fondu comme neige au soleil, multipliant les mécontentements à l’encontre du bienfaiteur affiché. À tel point que c’est maintenant le Qatar, porteur d’un message politique et religieux d’une tout autre nature, qui honore le plus souvent les promesses de financement faites imprudemment par le Hezbollah aux habitants de reconstruire leurs habitations détruites !
Il n’y a donc pas lieu de s’étonner de voir, une fois de plus, le Mossad pointé du doigt et Israël désigné dans un scénario déjà rédigé – avec le succès que l’on sait – lors de l’assassinat de Rafic Hariri. Ceux qui soutiennent cette thèse s’appuient sur le mode opératoire de l’attentat, exécuté par des tueurs agissant à visage découvert et armés de pistolets munis de silencieux, ce à quoi la Syrie ne nous avait pas habitués jusqu’ici. Mais elle supposerait, soit une autonomie proprement inimaginable de l’un des « services action » de l’État hébreu, soit une décision politique, au plus haut niveau, consistant à aller frapper au cur d’une famille, celle des Gemayel, qui a été à l’origine des rares ouvertures du Liban en direction d’Israël. Quels que puissent être, aujourd’hui, le délabrement moral et la capilotade politique à Tel-Aviv, on ne saurait envisager sérieusement que le cabinet israélien ait pu se réunir pour débattre d’un tel projet ! Alors, qui ?
Il y a vingt ans, dans son bureau présidentiel de Baabda, le président Amine Gemayel venait de mettre le point final à la rédaction de son premier livre, L’Offense et le Pardon. L’heure du dîner approchait, qu’il avait prévu de prendre « en ville » pour oublier, sans doute, que la capitale était alors coupée en deux. Avant de quitter la pièce, le président de la République appuya sur un bouton. Presque aussitôt, la cloison coulissa, livrant le passage à un gamin qui courut se réfugier dans ses bras. En l’embrassant, Gemayel s’excusa : « Je ne sors jamais du Palais sans dire au revoir à mon fils. » Et, avec un sourire à l’adresse des gaillards qui entouraient l’enfant, il ajouta : « C’est l’homme le plus menacé du Liban ». Samy Gemayel, le fils cadet d’Amine qui relève aujourd’hui le drapeau des kataëb fondées par son grand-père, devra-t-il lui aussi partager le tragique destin d’une famille cinq fois meurtrie ?

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