Je t’aime, moi non plus !

Un jour, c’est la lune de miel ; le lendemain, la scène de ménage. Près d’un demi-siècle après l’indépendance, les relations entre les deux pays restent aussi étroites que tumultueuses.

Publié le 27 novembre 2006 Lecture : 8 minutes.

La récente visite à Alger (13-14 novembre) de Nicolas Sarkozy, le ministre français de l’Intérieur, n’a fait que le confirmer : le traité d’amitié que la France et l’Algérie devaient signer à la fin de 2005 est mort et enterré, mais les relations entre les deux pays sont bien vivantes – et même excellentes. C’est le paradoxe : près d’un demi-siècle après la fin de la guerre d’indépendance, les deux pays continuent d’osciller entre haine et amour, attraction et répulsion. La majorité des Algériens parlent français, consomment français, rêvent de vivre à Paris, regardent TF1 et France 2, piratent Canal+ et réclament davantage de visas, mais ils ne sont nullement disposés à passer l’éponge sur les crimes de la période coloniale. Ils vénèrent Zinedine Zidane, l’ex-capitaine de l’équipe de France de football, mais jubilent quand l’Italie bat la France en finale de la Coupe du monde.
« Si, demain, Chirac décidait d’ouvrir les frontières, 30 millions d’Algériens débarqueraient en France dans la seconde qui suit », s’amuse l’humoriste Fellag. Avec plus de 1 million d’immigrés, binationaux compris, les Algériens constituent la plus importante communauté étrangère de l’Hexagone. Qu’ils vivent à Paris, Lille, Lyon ou Toulouse, ils se sentent chez eux. Ne dit-on pas que Marseille est la quarante-neuvième wilaya (département) d’Algérie ?
Reste à savoir si la réciproque est vraie. Sauf pour une poignée d’irréductibles nostalgiques de l’Algérie française, disons que la situation est en voie de normalisation. 2003 a été décrétée « Année de l’Algérie en France ». Trois ans plus tard, Assia Djebar a été élue à l’Académie française et les romans de Yasmina Khadra se vendent aussi bien que ceux d’Erik Orsenna ou de Bernard-Henri Lévy. Après avoir fui l’Algérie, dans les années 1990, pour cause de terrorisme islamiste, beaucoup de Français y sont revenus : trente mille environ y sont aujourd’hui établis. Et on ne compte plus les pieds-noirs qui s’y rendent pour des retrouvailles, généralement émouvantes. « Je n’ai jamais mis les pieds en Algérie, mais je reste très attachée à ce pays. Ma famille a vécu à Constantine et mon père y a fait l’école primaire. Ma grand-mère nourrit encore du mépris envers les Algériens, mais moi, j’en compte beaucoup parmi mes amis », avoue Alexandra, 33 ans, psychologue à Paris. « L’Algérie ? Pour moi, ce sont les plages d’Oran, les montagnes de Kabylie, le vin qu’on boit frais à la terrasse d’un café d’Alger, le salut amical d’un berger inconnu qu’on croise sur la route, les mariages auxquels on assiste sans y être invité. C’est cette Algérie que j’ai aimée et que j’aime toujours », soupire Pascal, ancien instituteur à Médéa. Clichés ? Oui et non.
« Voulez-vous une preuve que la France et l’Algérie se sont réconciliées ? Allez voir Mon Colonel », s’enthousiasme un journaliste français. Réalisé par Laurent Herbiet sur un scénario de Costa-Gavras, le film est un témoignage sur la torture, la pacification et les pouvoirs spéciaux accordés aux militaires pendant la guerre d’indépendance. Il a été, en partie, tourné en Algérie, avec le concours des autorités civiles et militaires. Quand on se souvient que La Bataille d’Alger (1965), de Gillo Pontecorvo, a été longtemps interdit en France, on mesure le chemin parcouru.
Jacques Chirac, qui souhaite établir un partenariat exceptionnel avec l’Algérie, milite pour que celle-ci intègre l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), exhorte ses ministres à se rendre à Alger le plus souvent possible et apporte un soutien indéfectible à son « ami » Abdelaziz Bouteflika. Mais la France officielle refuse obstinément de faire le geste que les Algériens attendent : s’excuser pour les crimes commis pendant la colonisation. Un jour, c’est la lune de miel. Le lendemain, c’est la scène de ménage. Algériens et Français passent leur temps à se chamailler et à se rabibocher.

Pardon et repentance. « La colonisation a perpétré un génocide de notre identité, de notre histoire, de notre langue et de nos traditions », a estimé Bouteflika, au mois de juillet. « Gardons-nous de galvauder le terme de génocide », lui a indirectement répondu Philipe Douste-Blazy, le chef de la diplomatie française.
Depuis le vote, le 23 février 2005, de la loi sur le « rôle positif » de la colonisation française, la controverse fait rage. Et l’abrogation du texte, au mois de janvier suivant, n’a pas changé grand-chose. « Cécité mentale », « barbarie », « crimes contre l’humanité » Les Algériens n’ont pas assez de mots assez durs pour qualifier les méfaits de la présence française en Algérie (1830-1962). Pour eux, les choses sont claires : à défaut d’excuses officielles, pas question de traité d’amitié ni de relations apaisées.
Au mois de mars, au cours d’une visite à Sétif, Hubert Colin de Verdrière, l’ancien ambassadeur de France à Alger, a reconnu que les massacres du 8 mai 1945 avaient été une « tragédie inexcusable ». Mais pas question, pour l’instant, d’aller au-delà. La vérité est que la classe politique française est divisée sur la question. Dans l’ensemble, la droite rechigne davantage que la gauche au mea-culpa, même si elle reconnaît que le système colonial a été injuste. « On ne peut pas demander aux fils de s’excuser pour les fautes de leurs pères », soutient par exemple Sarkozy. « Demander pardon, bien sûr. Ce qui compte, c’est que la France soit au clair avec son histoire », estime pour sa part Ségolène Royal, son adversaire socialiste pour la présidentielle de 2007. Tout le monde se rejoint néanmoins sur un point : il faut laisser aux historiens le soin d’écrire l’histoire. Et au temps, celui d’apaiser les douleurs.

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Des visas, encore des visas. S’il fallait ne retenir qu’une image de la visite de Chirac à Alger, en mars 2003, ça serait celle-là : la foule de Bab el-Oued scandant à l’adresse du président français : « Visas ! Visas ! Visas ! » Les Algériens désireux de se rendre en France pour fuir la misère et la hogra (injustice), rendre visite à un parent, monter une affaire, poursuivre ses études ou faire du tourisme, sont innombrables. « La France, c’est notre rêve américain », disent les jeunes. Au milieu des années 1980, les services consulaires délivraient plus de 800 000 visas par an, contre 145 000 aujourd’hui. Les Algériens l’acceptent très mal. « On nous traite comme si nous étions encore des indigènes. Non seulement les visas nous sont délivrés avec parcimonie, mais il nous faut attendre l’aval de tous les pays signataires des accords de Schengen pour obtenir le précieux sésame », peste un homme d’affaires. Les longues files d’attente devant les consulats ont certes disparu, mais le demandeur est prié de fournir un dossier en béton : certificat d’hébergement, assurance-voyage, justificatif de ressources financières, versement d’une taxe de 3 200 dinars (35 euros), soit le tiers du smic algérien Résultat : moins de la moitié des 250 000 demandes déposées en 2005 ont reçu une réponse positive. Le différend menaçant de s’envenimer, Sarkozy a récemment annoncé un assouplissement de la procédure (voir J.A. n° 2393). Les titulaires d’un passeport diplomatique seront même dispensés de visa d’entrée.

Quand le GSPC brouille les cartes. « Les maquis algériens constituent une menace pour la France », titrait Le Monde à la veille de la dernière visite de Sarkozy. Les services de renseignements français sont en effet convaincus que depuis son ralliement à al-Qaïda, le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) est en mesure de frapper les intérêts de leur pays. Ce qu’Ali Benhadj, le numéro deux de l’ex-Front islamique du Salut, a confirmé, le 21 novembre, dans une interview au Figaro.
Depuis cinq mois, Paris ne cesse d’alerter Alger sur le danger constitué par les milliers d’islamistes amnistiés dans le cadre de la « réconciliation nationale ». Parmi ces derniers figureraient plusieurs centaines d’ex-émirs des Groupes islamiques armés (GIA) prêts à reprendre le djihad contre la France. Après avoir longtemps fait la sourde oreille, les Algériens ont fini par remettre à leurs interlocuteurs la liste des 2 629 terroristes élargis. Ce que quelques journaux algériens se sont empressés de dénoncer comme une intolérable atteinte à la souveraineté nationale.

Business is business. « Au-delà des petites phrases politiques, les relations économiques se construisent dans la durée », estime Laurence Parisot, la présidente du Medef, l’organisation patronale française, qui doit savoir de quoi elle parle. Le sociologue Daho Djerbal le confirme : « Plus de vingt contrats stratégiques, dans tous les domaines, ont été signés avec la France depuis l’élection de Bouteflika. » Malgré la concurrence des Chinois, des Italiens et des Américains, la France reste le premier partenaire de l’Algérie : 4,7 milliards de dollars de produits vendus en 2005. Une centaine d’entreprises françaises employant au total environ six mille salariés sont aujourd’hui présentes sur le marché. Castel fournit la bière, Danone les yaourts et Michelin les pneumatiques. Suez gère l’eau des Algérois, ADP leur aéroport international et Siemens-France construit leur futur métro. Quant à La Poste, elle organise Algérie Poste, tandis qu’Alstom vend des équipements destinés aux futurs trains à grande vitesse de la SNTF. « Sortis par la porte, les Français sont revenus par la fenêtre », persifle un chroniqueur.

Oublions les sujets qui fâchent. Sarkozy l’a dit et répété : l’heure est à l’apaisement, à la réconciliation. Oubliés, donc, les sujets qui fâchent, comme le Sahara occidental et les harkis ? Disons, mis en veilleuse. Mais la position française sur le dossier saharien, jugée proche de celle du Maroc (l’autonomie), alors qu’Alger est favorable à l’autodétermination, continue d’agacer. Les relations privilégiées entre Paris et Rabat, aussi. On ironise volontiers sur Chirac, le « père spirituel » de Mohammed VI… On relève avec application que Villepin est natif de Rabat et Dominique Strauss-Kahn amoureux de Marrakech…
« La France doit être l’amie du Maroc. [] Elle doit être aussi celle de l’Algérie », répond « Sarko ». « Cette affaire du Sahara ne doit plus empoisonner nos relations avec les pays du Maghreb. Elle doit être traitée dans le cadre de l’ONU et dans celui des négociations entre les parties prenantes : Maroc, Algérie et Polisario », expliquait pour sa part François Hollande, le premier secrétaire du PS, dans un entretien à J.A., au mois de juillet.
Quant aux harkis « La majorité du peuple algérien est contre leur venue en Algérie, car ce sont des traîtres à leur pays et à leur nation », tranche Saïd Barkat, le ministre de l’Agriculture, qui passe pour proche de Bouteflika. Leurs enfants sont, en revanche, les bienvenus, à condition qu’ils « reconnaissent les crimes de leurs parents ». On l’aura compris : les Algériens ont la rancune tenace envers ces supplétifs de l’armée française qui prirent les armes contre le FLN. Au lendemain du cessez-le-feu de mars 1962, des milliers d’entre eux furent massacrés. Les autres furent rapatriés en France, puis parqués dans des camps évoquant les réserves indiennes. Ils seraient aujourd’hui environ 150 000 (avec leurs familles). Les responsables français demandent périodiquement à leurs collègues algériens de leur reconnaître le droit de revenir en Algérie ou d’y être enterrés. La réponse est invariablement négative. Selon toute apparence, le problème n’a pas fini d’empoisonner les relations entre les deux pays !

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