Comment Chirac va « tuer » Sarkozy

Si le président français voulait barrer la route de l’Élysée à son ennemi juré, il pourrait manuvrer en plusieurs étapes. Scénario imaginaire d’une mise à mort politique.

Publié le 27 novembre 2006 Lecture : 10 minutes.

Dans le troisième tome de ses mémoires (Choisir, aux éditions Compagnie 12), l’ancien président de la République française Valéry Giscard d’Estaing revient sur sa défaite face à François Mitterrand lors de l’élection présidentielle de mai 1981. Au premier tour, il est arrivé en tête, avec 28,32 % des suffrages, devançant Mitterrand (25,85 %) et son ancien Premier ministre Jacques Chirac (18 %). Le bruit court alors que ce dernier, ulcéré de ne pas représenter la droite au second tour, appelle ses militants à voter Mitterrand. Giscard veut en avoir le cur net. Déguisant sa voix, il téléphone à la permanence électorale de Chirac, qui, curieusement, est toujours en activité. Un cadre chiraquien lui répond, agacé : « Il ne faut pas voter Giscard. [] Il faut voter Mitterrand. »
Le 10 mai 1981, Mitterrand devient président. Quatorze ans plus tard, il confiera à son rival malheureux : « Je n’ai été élu que grâce aux 550 000 voix que m’a apportées Chirac »
Novembre 2006. Chirac, à l’Élysée depuis 1995, n’est plus le challengeur qu’il était en 1981. Mais il n’accepte toujours pas que l’on veuille lui ravir le leadership de la droite. Empêcher Nicolas Sarkozy de devenir président de la République est devenu une idée fixe. Le 14 juillet 2005, décrivant ses relations avec son bouillonnant ministre de l’Économie, Chirac avait déclaré : « Je décide, il exécute. » Aujourd’hui, ce serait plutôt : « J’ai décidé de l’exécuter. »
Problème : Sarkozy caracole en tête des sondages. Et aucun autre représentant de la droite ne semble en mesure de lui contester cet avantage. S’il veut l’abattre, Chirac va devoir manuvrer en plusieurs étapes. La stratégie politique est une affaire d’imagination. C’est une fiction que les conseillers de l’ombre tentent de transformer en réalité
Première étape du scénario imaginé dans les coulisses du pouvoir : « l’avant-campagne interne à l’UMP [Union pour un mouvement populaire] », principale formation de la droite. Fin novembre, ceux qui aspirent à la représenter dans la course à l’Élysée devront se faire connaître des militants, chargés de désigner le candidat soutenu par le parti. Dans cette première phase de la lutte anti-Sarkozy, Chirac a choisi la tactique de la « cible mouvante dans le brouillard ». Jusqu’au dernier moment, Sarkozy ne doit pas savoir qui sera candidat contre lui à l’UMP, il faut l’empêcher de calquer son discours sur celui de son adversaire. L’ancien ministre Edgar Faure, qui connaissait bien Chirac, disait de lui : « Penser, pour lui, c’est d’abord penser à ce que pensent les autres » Chirac s’est construit – et déconstruit – au hasard de ses adversaires successifs : il fut centriste en 1974 avec Giscard pour défaire le gaulliste Chaban-Delmas (« l’Appel des 43 »), nationaliste en 1978 pour faire battre le proeuropéen Giscard (« l’Appel de Cochin »), libéral en 1986 pour reprendre le pouvoir à Mitterrand qui avait nationalisé une série de grands groupes industriels et financiers, gaulliste social en 1995 pour contrer le libéral Balladur (dénonciation de la « fracture sociale »)
Plusieurs amis ou lieutenants de Chirac distillent donc des petites phrases pour laisser entendre qu’ils pourraient être candidats au soutien de l’UMP. Michèle Alliot-Marie, qui a pour elle d’avoir été élue en 1999, à la surprise générale, à la présidence du parti de Chirac, le Rassemblement pour la République (RPR) : « De nombreux militants me demandent d’être candidate en me disant que je suis la seule à pouvoir battre Ségolène Royal. » Dominique de Villepin, l’actuel Premier ministre : « [Début 2007], chacun devra prendre ses responsabilités. [] Si d’autres [que Nicolas Sarkozy] avaient le sentiment de pouvoir jouer un rôle, de pouvoir s’engager, eh bien, ce choix pourrait être le leur. » La palme revient à Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre de Chirac entre 2002 et 2005, qui parle d’une action collective, où les cibles sont au nombre de trois : « Je pense que les anciens Premiers ministres de Jacques Chirac [Juppé, Raffarin et Villepin] prendront ensemble une initiative, le moment venu. » Même Bernadette Chirac y va de son écran de fumée : « La messe n’est pas dite. [] On peut avoir des surprises. [] Mon mari n’est pas gâteux. [] On verra les choses plus nettement au premier trimestre. »
Sarkozy, qui a senti le danger, veut en finir au plus vite avec ces snipers cachés dans le brouillard. Il rappelle que les candidats devront se déclarer avant la fin du mois de novembre, et contre-attaque : « Si [Dominique de Villepin] veut être candidat, qu’il le dise ! » Un de ses lieutenants au feu, le ministre délégué à l’Aménagement du territoire Christian Estrosi, prononce les mêmes mots au sujet de Michèle Alliot-Marie : « Les militaires ont horreur des tireurs embusqués. Si elle est candidate, qu’elle le dise ! »
La stratégie du brouillard ne s’applique pas qu’aux hommes. Les chiraquiens ajoutent au trouble de Sarkozy en parlant procédure : attention à bien lire l’article 14 des statuts de l’UMP « Le congrès [du 14 janvier 2007] choisit le candidat soutenu par l’UMP à l’élection à la présidence de la République ; étant entendu que pour l’élection présidentielle, il n’y a pas d’investiture d’un parti politique. » L’UMP financera, certes, la campagne de son candidat, mais sans lui donner l’investiture, qui, seule, est de nature à empêcher un autre candidat de se revendiquer du parti majoritaire à droite
Sarkozy en a la migraine, d’autant que Villepin remonte dans les sondages. Un institut le crédite de 39 % des suffrages lors du vote interne à l’UMP.
La première phase se termine début décembre. Chirac a fait ses calculs : Sarkozy, bien que diminué par la guérilla menée par ses snipers, est toujours l’incontestable numéro un de la droite parlementaire dans les sondages. À quatre mois de l’élection, si on ne peut le « tuer », il faut donc le blesser. Qui en est capable ? Michèle Alliot-Marie. N’a-t-elle pas, en 1999, raflé la présidence du RPR, le parti de Chirac, au candidat désigné par Chirac lui-même ? Aidée par tout ce qui reste de gaullistes, historiques ou non, elle attaque l’atlantisme d’un Sarkozy et son allégeance à George W. Bush. Plaide la cohésion nationale contre les communautarismes. Et joue de sa féminité.
Le 14 janvier 2007, fin du deuxième acte, Sarkozy l’emporte devant Alliot-Marie. Mais l’essentiel est acquis pour Chirac : Sarkozy est affaibli. Sa stature – il a dû se laisser aller à quelques bassesses pour contrer son adversaire -, son énergie -, il a dû reprendre son bâton de pèlerin et mouiller la chemise pour s’assurer la victoire -, et sa capacité à rassembler ont été entamées : il a été contraint de se positionner clairement sur certains sujets peu consensuels au sein de la droite.
En cette fin du mois de janvier, l’interminable série des vux à la nation et aux corps constitués est enfin terminée. L’opinion publique ne peut pas encore en être certaine, mais, pour le président, un demi-siècle de vie politique arrive à son terme.
Chirac n’a jamais aimé la télévision. Depuis le début de l’année, les plus grandes chaînes le harcèlent pour savoir si, oui ou non, il compte se représenter. Il fait répondre que sa décision n’est pas encore prise. Il fait durer le suspense un mois et demi. Finalement, comme en 2002, c’est lors d’un meeting – exercice qu’il aime tant – qu’il va s’expliquer une dernière fois face aux Français. Quelques fidèles ont organisé une réception au Tapis rouge, cette salle parisienne qui avait servi de QG de campagne aux partisans de Chirac lors de sa campagne de 2002, pour commémorer le 20 mars 1977, date de l’accession de leur idole à la tête de la mairie de Paris. Trente ans déjà Devant un parterre de trois cents vétérans qui ont été de toutes les campagnes, Chirac attaque d’une voix émue : « Mes chers Compagnons, c’est à vous, d’abord, que je voulais m’adresser. Au cours des derniers mois, j’ai longuement hésité, car la France n’a pas besoin d’un candidat, mais d’un chef. Un chef d’État qui saura poursuivre, sur le plan national et international, les actions que j’ai menées. Ce chef, je l’ai cherché, mais je ne l’ai pas trouvé. J’aurais aimé que, parmi mes anciens Premiers ministres, l’un d’entre eux se décide. Mais le calendrier de la nation ne coïncide pas toujours avec la volonté d’un homme. Ne trouvant pas ce leader, dont la France a besoin, j’ai failli vous proposer, une nouvelle fois, de servir ce pays auquel j’ai donné toute ma vie. Mon âge me l’interdit, et c’est avec beaucoup de tristesse que je vous annonce ma décision de ne pas être candidat à ma succession. Je ne vous abandonne pas, mais je vous laisse libre de choisir, en votre âme et conscience, celle ou celui à qui vous apporterez votre suffrage. Avec votre confiance, notre famille politique doit poursuivre les réformes que j’ai entreprises. Vous choisirez celui qui les conduira. Vive la République ! Vive la France ! »
Chirac n’a pas prononcé le nom de Sarkozy. Ce qu’il a aussi passé sous silence, c’est son analyse profonde de la situation. Un Sarkozy qui, malgré un léger ressac, est toujours nettement en tête des sondages à droite, avec 30 % des intentions de vote, impossible de l’affaiblir en lui mettant dans les jambes un candidat ; il faut donc lui en mettre plusieurs, aux positionnements différents.
Pour commencer, Chirac se réconcilie avec François Bayrou, qui doit à tout prix voler à Sarkozy 5 % des suffrages, en pilonnant le nationalisme du ministre de l’Intérieur. Puis il lance Villepin. D’abord parce qu’il a l’esprit de sacrifice et de panache, comme Napoléon, son modèle. Mais aussi parce que, dans cette situation désespérée, son orgueil démesuré lui permet de garder un semblant de confiance, indispensable dans un tel combat. Évidemment, il n’a, de plus, rien à perdre. Mal aimé des autres hommes politiques et soutenu à bout de bras par Chirac depuis que l’ensemble de la droite le tient responsable de la dissolution ratée de 1997, Villepin disparaîtra de l’échiquier en même temps que son maître. Chez les militants, la perception que l’on a de lui est un peu meilleure que dans le microcosme : il se trouve toujours une femme pour lui trouver de l’allure, un jeune pour lui trouver de l’intelligence, un senior pour dire que ses discours rappellent le de Gaulle de Radio Londres N’ayant de comptes à rendre ni à la réalité ni à la vérité, il est capable de faire rêver les Français avec un mensonge ou une demi-vérité, comme savait si bien le faire Chirac. À l’opposé du sarkozyste François Fillon, qui vient de publier chez Albin Michel La France peut supporter la vérité.
Et puis le contentieux entre Sarkozy et Villepin est ancien. Le premier n’a pas oublié la chasse aux sorcières que le second a orchestrée après 1995 contre les amis du « traître » Édouard Balladur, au premier rang desquels il était. Ni l’affaire Clearstream, dans laquelle la justice dira peut-être un jour si Villepin a été mêlé à l’exploitation d’un faux listing de personnalités corrompues où figurait Sarkozy.
La lutte entre les deux hommes – à laquelle vient se mêler Jean-Louis Debré, « gaulliste de naissance » que Chirac envoie au secours de Villepin – est un combat de rase moquette, où tous les coups bas sont permis, et dont les boxeurs sortent meurtris. « Il va y avoir du sang sur les murs », disait Sarkozy en apprenant que son nom avait été ajouté au listing bidon de Clearstream
Quoi qu’il arrive, Villepin prendra à Sarkozy les 8 % ou 9 % qui le feront descendre sous la barre des 20 %, en l’attaquant sur le social. Enfin, Chirac achète le retrait de Philippe de Villiers, pour permettre à Jean-Marie Le Pen de glaner les 5 % qui lui permettront de devancer Sarkozy au premier tour Il a toujours détesté Le Pen, même s’il lui est arrivé, à titre exceptionnel, de flirter avec lui : dans les urnes, en faisant liste commune lors des élections municipales de 1983 à Dreux ; par le verbe, utilisant des mots qui, pourtant, ne lui ressemblent pas lors d’un dîner-débat en 1991 : « Comment voulez-vous que le travailleur français [] qui voit sur le palier à côté de son HLM, entassée, une famille avec un père de famille, trois ou quatre épouses, et une vingtaine de gosses, et qui gagne 50 000 francs en prestations sociales, sans naturellement travailler ! Si vous ajoutez le bruit et l’odeur, eh bien le travailleur français devient fou. »
Le Pen au second tour grâce à lui, ça lui fait mal. Mais assurer la victoire de Ségolène Royal – n’importe quel candidat l’emporterait face à Le Pen – ne le dérange pas. Il n’y pense même pas. Après tout, il a bien fait élire Mitterrand en 1981. In petto, Chirac se justifie : Le Pen est trop âgé ; le Front national ne lui survivra pas ; et surtout, lui ne prétend pas mettre la main sur la droite chiraquienne Tout le contraire de Sarkozy, le voleur d’héritage.
L’erreur, en politique, c’est de faire les calculs à long terme. Chirac le sait mieux que quiconque. En 1981, lorsqu’il a trahi Giscard, il pensait que la gauche ne ferait qu’un rapide passage au pouvoir et serait balayée aux municipales de 1983. On sait ce qu’il en fut Mais en dépit de sa longue expérience, Chirac ne peut s’empêcher de spéculer sur l’après-2007. Si Royal devient présidente de la République, se dit-il, elle préparera indirectement le terrain pour Alain Juppé en 2012. Après cinq ans de « royalisme », les Français voudront renouer avec des valeurs sûres, en élisant un homme, plus âgé, plus expérimenté et de droite.
22 avril 2007, premier tour de l’élection présidentielle. Ségolène Royal recueille 29 % des voix ; Jean-Marie Le Pen 19,5 % et Nicolas Sarkozy 19 %. Un demi-point prive le chef de l’UMP de son duel annoncé avec Royal. Cela représente 150 000 voix – les ultimes « trente deniers » de la dernière trahison de Chirac.

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