Algérie : passe d’armes entre le ministre de la Justice et son chef de gouvernement

Petites escarmouches sans conséquences entre membres du même gouvernement ou guerre à coups tirés ? Lundi 5 novembre, en déplacement à Oran où il a fait les éloges du bilan du président Bouteflika, le ministre de la Justice a critiqué avec virulence son Premier ministre.

Ahmed Ouyahia, ex-Premier ministre algérien. © Magharebia/CC/Flickr

Ahmed Ouyahia, ex-Premier ministre algérien. © Magharebia/CC/Flickr

FARID-ALILAT_2024

Publié le 6 novembre 2018 Lecture : 4 minutes.

Au détour d’une longue plaidoirie en faveur du chef de l’État, Tayeb Louh a d’abord évoqué les taxes que le Premier ministre voulait instaurer dans le cadre de la loi de Finances complémentaire 2018, avant qu’elles ne soient mises de côté par la présidence. « Vous vous rappelez tous des taxes sur les cartes d’identité, les passeports, etc. Qui les a annulées ? Le président de la République ! », a clamé le garde des Sceaux.

L’instauration de ces nouveaux impôts avait provoqué un tollé dans l’opinion publique et des remous au sein de la classe politique. Leur annulation en Conseil des ministres a été interprétée non seulement comme un désaveu du Premier ministre, mais aussi un lâchage de ce dernier par le président. D’aucuns avaient alors parié sur le départ du secrétaire général du Rassemblement national démocratique (RND) de la tête du gouvernement. Il n’en fut rien.

Ce temps de l’arbitraire est révolu. Il n’y aura pas de retour [à ces méthodes] hors du cadre légal

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La deuxième attaque de Tayeb Louh renvoie aux heures sombres de la carrière d’Ahmed Ouyahia, qui a assumé les fonctions de chef du gouvernement du président Liamine Zeroual (décembre 1995-décembre 1998). Là encore, sans jamais citer le nom de son actuel patron, le ministre de la Justice a rappelé que cette période où l’on jetait les cadres en prison appartient au passé. « Ce temps de l’arbitraire est révolu grâce aux directives du président de la République. Il n’y aura pas de retour [à ces méthodes] hors du cadre légal », a-t-il affirmé.

Le ministre de la Justice faisait référence aux années 1996-1997, durant lesquelles des centaines de responsables d’entreprises publiques avaient été démis de leurs fonctions sur ordre d’Ahmed Ouyahia, avant d’être incarcérés sans jugement. Magistrat et ancien président du conseil national des magistrats au moment des faits, Tayeb Louh ne pouvait pas ignorer ces dossiers, dont le nombre exact fait encore l’objet de polémiques. Certains évoquent le chiffre de 6 380 ou de 4 000, tandis que d’autres considèrent que leur nombre ne dépasse pas les 2 000 personnes.

« Des accusations dénuées de tout fondement »

Piqué au vif par les sorties de son ministre, Ahmed Ouyahia s’est bien gardé de répondre en personne. Aussi, il a chargé le service de communication de son parti de répondre à ces attaques. Un communiqué officiel du RND évoque un « dossier vide », précisant qu’Ahmed Ouyahia n’était pas en charge du ministère de la Justice au moment de « l’emprisonnement de certains cadres dans les années 1990 ».

Il récuse par ailleurs le chiffre de milliers d’incarcérations, assurant qu’elles ont été « une dizaine environ ». Pour la formation du Premier ministre, ces « accusations sont dénuées de tout fondement et, en définitive, constituent une atteinte à l’éthique des magistrats, à leur indépendance et à leur professionnalisme ».

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Peu de temps après sa première désignation au gouvernement en décembre 1995, Ahmed Ouyahia avait lancé, au nom de la « moralisation de la vie publique », une vaste opération « mains propres » parmi les gestionnaires d’entreprises d’État . Des centaines de hauts cadres ont ainsi été révoqués et placés en détention provisoire, sans aucune forme de procès. L’un des symboles de cette chasse aux sorcières et de la dérive de la justice est l’incarcération des dirigeants du complexe sidérurgique de Sider pour « corruption et détournements de fonds », sur la base d’un dossier vide de preuves.

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Après quatre ans de prison, ils ont été condamnés en 1997 à dix ans de réclusion, avant d’être innocentés après appel en octobre 1999. Devant le tribunal où il était venu témoigner en 1998, Ahmed Ouyahia avait admis qu’ils avaient été « victimes de la conjoncture politico-économique et sociale du pays ». Une façon de se dédouaner des accusations portées contre lui.

Tayeb Louh intéressé par la primature ?

Les licenciements massifs des travailleurs du secteur public, dans le cadre d’une politique d’austérité suite aux ajustements structurels imposés par le Fonds monétaire international (FMI), les ponctions sur les salaires des travailleurs de la Fonction publique – ordonnées en 1996 – ainsi que l’emprisonnement de ces cadres, ont contribué à coller à Ahmed Ouyahia l’étiquette d’homme des « sales besognes ». Une image dont l’intéressé ne s’offusque pas, allant même jusqu’à la revendiquer avec fierté.

La célérité avec laquelle le Premier ministre a répondu à cette offensive signifie qu’il défendra chèrement sa peau

Que cache donc cette passe d’armes entre Tayeb Louh et son Premier ministre ? Difficile de croire que le garde des Sceaux n’a pas pesé et calculé ses deux agressions, au risque de donner un coup de canif à la solidarité gouvernementale. Proche du chef de l’État, Tayeb Louh, 67 ans, ne fait pas mystère de ses ambitions. S’il ne prétend pas ouvertement à la succession du président Bouteflika – dont les intentions restent encore insondables – , il ne lorgnerait pas moins du côté du Palais du gouvernement. Ces attaques visent-elles à déstabiliser Ouyahia et paver le chemin vers son remplacement ? L’hypothèse n’est pas dénuée de sens.

En rappelant l’épisode des taxes retoquées par le président et celui des cadres emprisonnés, Louh entend également renvoyer à Ahmed Ouyahia aussi bien sa position fragile à la tête du gouvernement que sa réputation d’abatteur de « sales tâches ». La célérité avec laquelle le Premier ministre a répondu à cette offensive, lui qui se plait à dire qu’il a développé des écailles de crocodile le rendant imperméable aux critiques, signifie qu’il défendra chèrement sa peau. À six mois de l’élection présidentielle de 2019, les uns et les autres aiguisent leurs couteaux.

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