[Tribune] Au Sahel et en Afrique de l’Ouest, on ne bâtira pas des États avec des consultants
Restaurer la sécurité au Sahel et en Afrique de l’Ouest doit davantage passer par la reconstruction d’un appareil d’État solide, sérieux et efficace, que par des projets épars développés par des consultants internationaux et nationaux, plaide Gilles Olakounlé Yabi.
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Gilles Olakounlé Yabi
Économiste et analyste politique, Gilles Olakounlé Yabi est le fondateur de WATHI, think tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest (www.wathi.org).
Publié le 8 novembre 2018 Lecture : 6 minutes.
Le forum sur la paix et la sécurité de Dakar s’est tenu ces 5 et 6 novembre à quelques kilomètres de la capitale sénégalaise. Il se tient tous les ans depuis cinq ans et offre l’occasion d’un état des lieux utile de la situation sécuritaire sur le continent. Avec une attention particulière à l’Afrique de l’Ouest, et en particulier au Sahel. Il y avait peu de chance que cet état des lieux fût réjouissant. Après avoir considéré depuis quelques années le Mali comme étant « le maillon faible » de la sécurité dans la région, un autre candidat à ce statut a émergé depuis une année, le Burkina Faso.
Victime d’attaques récurrentes aussi bien dans ses régions périphériques frontalières avec le Mali et le Niger qu’au cœur de sa capitale Ouagadougou, le Burkina Faso est très fragilisé, manifestement infiltré par un ou plusieurs groupes jihadistes armés. Le pays demeure sur sa trajectoire de construction démocratique depuis la chute du régime de Blaise Compaoré, mais la brutale dégradation sécuritaire est aussi synonyme de fragilisation économique, de crispation politique et de risque de recul des libertés et de l’esprit révolutionnaire rafraîchissant si spécifique au pays de Thomas Sankara.
Les groupes armés estampillés jihadistes n’ont que faire des frontières nationales
À qui le tour ?
Mais au-delà du Burkina Faso, il faut déjà se poser la question : à qui le tour ? Les groupes armés estampillés jihadistes, qu’ils le soient vraiment ou pas, qu’ils soient guidés par une idéologie ou par un opportunisme très trivial, n’ont que faire des frontières nationales. Ils s’implantent et continueront à s’implanter là où ils le peuvent. Là où le contexte politique, économique, socioculturel, est déjà fragile. Là où n’existe pas, ou peu, l’empreinte d’États effectifs, organisés et bienveillants à l’égard de toutes les composantes de leurs populations.
Ils continueront à cibler les espaces où les hommes et les femmes, en particulier les jeunes hommes, par dizaines ou centaines de milliers, se lèvent tous les matins sans programme particulièrement excitant pour leur journée, sans encadrement éducatif, culturel, social ou politique qui projetterait leur esprit dans un futur qui vaudrait la peine d’être préparé et justifierait qu’ils veuillent se préserver dans le présent. Là où n’importe quel entrepreneur de l’insécurité modérément intelligent et doté d’une source d’argent liquide, d’armes et de munitions et de quelques formateurs qualifiés, peut en quelques mois monter des groupes de jeunes hommes organisés prêts à mener des actions violentes localisées.
Le problème est l’extraordinaire facilité avec laquelle ces réseaux pénètrent de nouveaux territoires
Le problème majeur, ce n’est pas l’émergence ici et là de groupes armés locaux téléguidés ou parasités par les mouvements pionniers du jihadisme armé en Afrique du Nord, au Moyen-Orient, dans les pays du Golfe, en Afghanistan ou ailleurs. Le problème est l’extraordinaire facilité avec laquelle ces réseaux pénètrent de nouveaux territoires, retournent des acteurs locaux influents, expulsent les derniers représentants des États comme les enseignants, attisent des conflits entre communautés ethnoculturelles autour de l’accès aux ressources en fournissant armes et argumentaire de mobilisation.
Consolider les États et les sociétés
Alors, à qui le tour ? Au Bénin ? Au Togo ? Au Ghana ? Ces trois pays sont frontaliers du Burkina Faso et des régions administratives les plus atteintes par l’insécurité, celles du Sahel et de l’Est. Ces trois pays ont un nord qui se prolonge dans l’espace sahélien, mais aussi un sud qui s’ouvre sur l’océan atlantique. L’attentat de Grand-Bassam en Côte d’Ivoire en 2016, en bord de mer, avait déjà montré l’inconséquence d’une perception exclusivement sahélienne d’une vulnérabilité profonde de toute l’Afrique de l’Ouest.
Le seul rempart à l’installation d’une insécurité permanente dans les pays de la région, c’est la consolidation des États et celle des sociétés humaines qu’ils sont censés servir, consolidation autour de valeurs partagées, de projets d’avenir porteurs d’espoir pour les jeunesses et d’un renforcement continu des ressources humaines, matérielles et immatérielles de toutes les institutions.
Du Mali au Niger, de la Guinée au Togo, de la Mauritanie au Tchad, de la Côte d’Ivoire au Bénin, les tensions politiques s’aggravent au lieu de se résorber
Le souci est qu’on n’en prend pas clairement le chemin dans beaucoup de pays. On attend encore d’être subjugué par un discours de chef d’État, et par des actions indiquant une volonté de rupture dans les pratiques politiques des gouvernants au plus haut niveau. Du Mali au Niger, de la Guinée au Togo, de la Mauritanie au Tchad, de la Côte d’Ivoire au Bénin, à des degrés bien différents certes, les tensions politiques s’aggravent au lieu de se résorber, fragilisent le tissu social, et rendent difficile la négociation de pactes nationaux que justifierait l’immensité des défis multiformes, autant conjoncturels que structurels, auxquels la région fait face.
« Tant l’expérience dans les Balkans et en Afghanistan que la littérature spécialisée mettent en évidence le fait que la restauration de la sécurité exige de reconstruire un appareil d’État, sérieux, efficace, ce qui suppose en priorité la reconstruction d’armées multiethniques soumises au pouvoir civil, de forces de police et de gendarmerie bien formées et bien équipées, respectueuses des droits de l’homme, la mise en place d’une administration territoriale compétente disposant d’un minimum de moyens financiers d’intervention, et enfin d’un système judiciaire non corrompu capable de répondre aux besoins de justice dans tout le pays et pas seulement dans la capitale… »
Je partage pleinement ce propos de l’économiste Serge Michaïlof, dans sa contribution écrite au Forum de Dakar intitulée « Sahel : Face à l’insécurité, l’aide publique au développement ne peut se contenter de slogans ».
Ce dont les pays du Sahel et l’Afrique de l’Ouest ont besoin, c’est de reconstruire, ou de construire, dans quelques cas, un appareil d’Etat sérieux, efficace et bienveillant
On aime bien dans les réunions internationales chercher des « solutions novatrices à des menaces émergentes », et lancer autant que possible des initiatives nouvelles à gros renfort de communication. Ce dont les pays du Sahel et l’Afrique de l’Ouest ont besoin, c’est de reconstruire, ou de construire, dans quelques cas, un appareil d’Etat sérieux, efficace et bienveillant. Il doit l’être dans toutes ses dimensions et dans toutes ses composantes. J’ajouterais au propos de Michaïlof l’absolue nécessité de considérer la reconstruction des systèmes nationaux d’éducation et de formation comme étant aussi fondamentale que celle des institutions de sécurité et des administrations territoriales.
Se résigner à signer l’acte de décès des États face à l’adversité équivaudrait à mettre une croix définitive sur l’avenir de la région et de sa jeunesse
Mobilisation des sociétés ouest-africaines
J’ajouterais enfin que nulle part au monde, on n’a bâti des États solides par un amoncellement de projets de développement et d’initiatives épars confiés à des armées de consultants internationaux et nationaux, quelles que soient leurs compétences et leur bonne volonté. Les États, les institutions publiques de la région et du continent, ont besoin, comme dans les pays européens, aux États-Unis ou en Chine, de ressources humaines qualifiées stabilisées dans leurs fonctions et de systèmes de recrutement, de promotion, de sanction et de motivation véhiculant les incitations au travail bien fait et à l’intégrité. Et ils ont besoin de programmes de soutien financier pluriannuels, inscrits dans le moyen et le long terme.
Serge Michaïlof reconnaît dans son article que la reconstruction d’un appareil d’État est une tâche difficile. C’est précisément pour cette raison qu’il faut une mobilisation des sociétés ouest-africaines pour réclamer une focalisation des énergies et des ressources financières sur le renforcement et la transformation des États. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les sociétés civiles dans la région ont tout intérêt à plaider pour « plus et mieux d’État » que pour leur contournement ou leur substitution par des ONG nationales et internationales et des agences de développement. Se résigner à signer l’acte de décès des États face à l’adversité équivaudrait à mettre une croix définitive sur l’avenir de la région et de sa jeunesse.
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