La guerre des ayatollahs

Pour la première fois depuis la chute de Saddam, des factions chiites rivales se sont affrontées. Incident isolé ou prémices d’un conflit fratricide ?

Publié le 27 octobre 2003 Lecture : 8 minutes.

Dès la fin du couvre-feu à 4 heures, des milliers de Bagdadis se pressent à la gare routière de Madinat Sadr (ex-Saddam City), du nom de l’un des dignitaires chiites irakiens les plus prestigieux, Mohamed Sadiq Sadr, le « Sayyed » (maître), comme aiment à le désigner les fidèles, assassiné par les sbires de Saddam en avril 1999. En ce vendredi 17 octobre, aucun de ces pèlerins ne sait que, quelques heures plus tôt, un check-point américain avait été attaqué par des inconnus à Kerbala. Bilan de l’accrochage : cinq morts – trois GI’s et deux policiers irakiens. Les fidèles, en extase à l’idée de se rendre dans le saint des saints du chiisme, ne redoutent pas les nombreux points de contrôle qui les attendent sur la route de Nadjaf ou de Kerbala, qui abritent respectivement le mausolée d’Ali, cousin et gendre du Prophète Mohammed, et celui de son fils Hussein. Ils sont heureux à l’idée d’accomplir la prière du vendredi à proximité des tombes des deux premiers imams chiites.
La majorité de ces pèlerins a opté pour le moyen de transport le moins cher, le taxi collectif. Prix de la course : 1 000 dinars (0,75 euro) pour Kerbala et 5 centimes de plus pour Nadjaf.
Les quartiers sud de la capitale ont particulièrement souffert des bombardements et de la brève et sanglante bataille de Bagdad, en avril 2003. « La guerre ? Nous avons appris à vivre avec, soupire Raad, chauffeur de taxi et membre de l’armée d’el-Mahdi [la milice armée de Moqtada Sadr, fils aîné du Sayyed], mais nous digérons mal l’occupation. » L’occupation ? Une présence massive des Amrikane, ces soldats qui portent gilets pare-balles et grosses lunettes noires pour cacher, les uns leur terreur panique, les autres leur mépris à l’égard de ces Irakiens « si ingrats envers leurs libérateurs ».
Le premier point de contrôle se trouve à quelques centaines de mètres du complexe pétrochimique de Doura. Les quatre voies du pont qui enjambe une voie de chemin de fer sont réduites à deux par des blindés US. Une voie est réservée aux taxis collectifs. Les minibus « sélectionnés » par un traducteur irakien sont obligés de se ranger à droite. Les passagers sont priés de descendre, de se mettre en rang le long du véhicule en lui tournant le dos, les mains sur la tête, d’éviter de faire des gestes brusques et de ne plus dire un mot. On ne demande pas les papiers d’identité, cela ne rime à rien. Les services d’état civil et l’administration sont dans un tel état de délabrement que ce genre de document a perdu toute crédibilité. Aujourd’hui, près d’un véhicule sur quatre roule sans plaque d’immatriculation. Ce sont les armes qui intéressent les Amrikane. Une fois les véhicules et les passagers fouillés avec minutie, un sous-officier américain lance, sans conviction, un « choukrane » procédurier.
À une dizaine de kilomètres de là, deuxième barrage, à Youssoufia. Les traces laissées par la résistance irakienne sont plus visibles dans cette bourgade proche de l’aéroport de Bagdad, lieu de réclusion des anciens dignitaires du régime. Sur quelques hectares, les carcasses calcinées des chars de fabrication russe, des lance-missiles BM 21, et des Kilchka, blindés anti-aériens. À la sortie de Youssoufia, la voie rapide est étranglée par un barrage filtrant. Les trois couloirs sont très vite engorgés. Puis c’est la traversée de Mahmoudiya et ses relais-échoppes qui proposent un foutour petit déjeuner ») aux voyageurs matinaux. Les postes radio sont branchés sur une station arabophone iranienne dont les émissions sont autant d’hommages au règne de l’imam Ali. Mais l’influence iranienne s’arrête là. La communauté de foi ne transcende pas la méfiance entre Arabes et Perses.
À l’entrée de Kerbala, nouveau barrage. Soldats de la coalition et policiers irakiens portent les mêmes armes : le bon vieux kalachnikov ! La fouille est vigoureuse. Sur le mur d’une des premières bâtisses de la ville, une main anonyme a inscrit à la peinture noire, couleur de prédilection des chiites, une fatwa aussi brève que solennelle : « Tuer un membre du Baas est un devoir religieux. » Le ton est vite donné. Soixante kilomètres plus loin, à Nadjaf, même décor, même ferveur. Les barrages sont tenus par des militaires du Honduras, les arrières étant sécurisés par des blindés espagnols. Ce qui n’exclut pas la présence de l’armée américaine. L’accès aux Lieux saints est bloqué par les Amrikane ou par leurs partenaires de la coalition. Il faudra marcher plusieurs centaines de mètres avant d’y accéder. De petites charrettes sont proposées aux handicapés et aux personnes âgées.
Les deux Villes saintes grouillent d’activités commerciales. Ici, le pèlerinage est érigé en industrie. Les pèlerins viennent de partout. De l’Iran voisin, du Pakistan ou encore du lointain Azerbaïdjan. L’infrastructure d’accueil est des plus sommaire. Hôtels et restaurants travaillent avec un réseau de petites agences qui canalisent tant bien que mal cette marée humaine à longueur d’année. Les bazars de Kerbala et de Nadjaf débordent sur les rues qui ceinturent les Lieux saints. Une singularité par rapport aux sunnites : la grande prière du vendredi n’empêche pas les commerçants de vaquer à leurs activités. On vend du kebab, des pois chiches ou des fèves bouillis servis avec du vinaigre et des tranches d’oignons.
Les vendeurs à la sauvette proposent des posters représentant Ali et ses deux fils, ou Hussein, sabre à la main sur un cheval blanc. Le prix ? Un dinar Saddam pièce. L’effigie de l’ex-raïs figure sur tous les billets (du moins les anciens), mais seul le billet de 100 dinars (5 centimes d’euros) porte son nom. À l’évidence, ici, nul ne pleure le Tikriti. « Notre communauté a été la plus touchée durant son trop long règne, soupire Raad, il est responsable de la mort de 5,4 millions de chiites irakiens. » D’où tient-il ce chiffre ? Il émane du bureau du Sayyed, celui de Moqtada Sadr.
Nulle banque ni établissement financier : à même le trottoir, des cambistes improvisés vous proposent dinars irakiens, lires syriennes, toumanes iraniens, dollars américains ou roupies pakistanaises. Le taux du dinar est si bas qu’il est plus aisé de peser les liasses que de compter les billets. Il en faut 35 pour 1 lire syrienne et 2 000 pour 1 dollar. Seule consolation, le toumane iranien n’est pas mieux loti, les deux monnaies s’échangeant au poids. Contrairement à Bagdad, on relève ici moins de criminalité.
Chez les chiites, le clergé a une importance cruciale. Un chiite irakien appartient à une hawza, sorte de courant se réclamant d’un « ayatollah odhma », titre suprême dans la hiérarchie des marja’ (« références théologiques »). Actuellement, la communauté se présente sous quatre déclinaisons. La première est incarnée par Abdelaziz el-Hakim, 50 ans, frère cadet et successeur de l’ayatollah Mohamed Baqer el-Hakim, assassiné le 29 août à Nadjaf. Cette tendance se compose de la Daawa islamiya, parti créé en 1958, et du Conseil suprême de la révolution islamique en Irak (CSRII), fondé en 1982 par l’aîné des Hakim à Téhéran, où ils vivaient en exil. La Daawa et le CSRII font partie du Conseil intérimaire, structure de décision collégiale, dont les membres sont parrainés et désignés par les Américains.
La deuxième tendance est nettement plus populaire, donc plus influente. Elle est incarnée par un hojjat el-islam (« preuve de l’islam »), Moqtada Sadr, 30 ans, sans bagage théologique, mais continuateur de l’oeuvre du Sayyed. Basé à Koufa, dans la banlieue de Nadjaf, où fut assassiné, en 661, l’imam Ali, Moqtada Sadr est devenu le « khatib », celui qui accomplit le prêche dans la mosquée où Ali trouva la mort. C’est dire le prestige et l’aura du personnage. Durant des siècles, personne n’avait osé remplacer le tribun Ali. C’est le père de Moqtada qui rompit ce tabou, en 1995. Après sa mort, la mosquée redevint muette. À la chute de Saddam, Moqtada décide d’y déclamer ses incantations tous les vendredis, revêtu du burnous blanc de l’imam, le sabre au côté. Sa légitimité ? Elle tient à sa prestigieuse ascendance, mais également à son discours radical sur l’occupation des Amrikane et sur son statut de héraut de l’inéluctable République islamique en Irak. Sa force de frappe ? Il l’estime à un million de soldats au sein de l’armée d’el-Mahdi, du nom de l’occulté, douzième et dernier imam du chiisme. Moqtada Sadr s’estime si légitime qu’il a refusé de se joindre aux forces politiques ayant fait allégeance aux Amrikane et a formé un gouvernement « authentique et non fantôme », tient-il à préciser. « Si le peuple juge mon cabinet plus représentatif que le Conseil intérimaire, décrète Moqtada, il le montrera à la face du monde en manifestant pacifiquement. » Les premières marches de soutien sont prévues pour ce vendredi 17 octobre. Elles regrouperont des dizaines de milliers de fidèles à Kerbala, Nadjaf et Bagdad.
La troisième tendance des chiites irakiens est représentée par l’ayatollah Ali Sistani et constitue l’aile quiétiste du chiisme. Les quiétistes recommandent la passivité à l’égard du gouvernant. Pour eux, la gestion de la cité importe moins que la piété et les actes de foi. Longtemps dominant, ce courant a vu son audience décroître au profit du discours radical.
La quatrième tendance est quasiment dans la clandestinité, car elle appelle au djihad contre l’occupant. Elle est incarnée par une personnalité méconnue des médias : l’ayatollah Ahmed Hosni el-Baghdadi. Ses fatwas sont distribuées sous forme de tracts autour des Lieux saints. Nul ne sait avec précision le nombre de ses partisans.
Ces quatre courants cohabitaient dans une parfaite harmonie jusqu’à cette nuit du 13 octobre. Ce soir-là, une folle rumeur s’empare de Kerbala : des miliciens de Moqtada Sadr marcheraient sur le mausolée de Hussein pour prendre le contrôle des bureaux se trouvant dans la raouda, espace convivial autour du tombeau sacré. On ignore les circonstances exactes du drame, mais la bataille rangée entre les partisans du quiétiste Sistani et les miliciens de Moqtada fait un mort et des dizaines de blessés par balles.
Moqtada est furieux et conteste la version donnée par les médias. Il se rend au siège de Sistani, ce dernier refuse de le recevoir : « Un ayatollah odhma ne discute pas avec un modeste hojjat el-islam », lui fait-il comprendre. Mais Moqtada insiste. Il est finalement reçu par Mohamed Reda, le fils de Sistani. Il lui affirme qu’il y a une grossière manipulation des Amrikane, exige la constitution d’une commission d’enquête indépendante pour situer les responsabilités.
Abdelaziz el-Hakim lance un appel au calme (voir J.A.I. n° 2232) et affirme que l’incident relève du malentendu. Ahmed Hosni el-Baghdadi réclame de la vigilance. « Ne nous trompons pas de cible, nous n’en manquons pas. »
L’accrochage de Kerbala gâche quelque peu l’anniversaire de la naissance de l’imam el-Mahdi, célébré quarante-huit heures avant la confrontation fratricide. Le 10 octobre, trois millions de pèlerins, venus à pied des quatre coins du pays pour fêter l’homme le plus attendu des 140 millions de chiites de la planète, se sont bousculés autour du tombeau de Hussein.
Aujourd’hui, cette communauté, majoritaire dans la mosaïque ethnique et confessionnelle du pays, hésite entre la passivité que prône Sistani, la participation à l’élaboration du proche avenir avec la puissance occupante, la confrontation avec les Amrikane que réclame à longueurs de prêche Moqtada Sadr et le soulèvement armé aux côtés des sunnites et des salafistes proches d’el-Qaïda auquel appelle Baghdadi.

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