Biya contre Biya

À un an de l’élection présidentielle, ce n’est pas de l’opposition divisée et en panne de leaders que vient le danger pour le chef de l’État sortant. Mais de son propre camp.

Publié le 27 octobre 2003 Lecture : 11 minutes.

Ici, tout bouge pour que rien ne change, à moins que ce ne soit l’inverse. À commencer par le président Paul Biya, 70 ans, et vingt et un au pouvoir, dont nul ne sait encore – même si nul n’en doute – s’il sera ou non candidat en octobre 2004 à sa propre succession. L’ancien séminariste d’Akono, dont les frères missionnaires appréciaient les talents de joueur d’harmonium, a conservé de sa jeunesse pieuse et feutrée une façon bien à lui de gérer le pouvoir comme un prélat son évêché : avec componction, prudence, une grande économie d’énergie et d’apparitions médiatiques, presque avec religiosité. Teintée d’une bonne dose de jésuitisme politique, servie par une connaissance anthropologique des réalités camerounaises et une mémoire de pachyderme, cette caractéristique ne serait rien sans ce culte du secret qui est, chez lui, comme une seconde nature.
Dans ce pays où les ministres apprennent encore leur grâce ou leur disgrâce en écoutant les informations à la radio, comment s’étonner que le maître des lieux ne laisse rien paraître de ses intentions présidentielles à un an de l’échéance ? L’âge, le temps et l’expérience ayant aiguisé son scepticisme, souvent embrumé de lassitude, quant à la qualité et à la loyauté de ceux qui l’entourent, Biya est un solitaire pour qui le temps est un facteur de gouvernement beaucoup plus qu’une contrainte. Au coeur de l’Afrique centrale, cet amateur de golf et de symphonies classiques, très loin des roucoulements lascifs de la musique bantoue, est aussi pour ses pairs une énigme. Parfois un motif d’agacement.
Tous l’attendirent en vain, le 10 octobre, pour l’inauguration de l’oléoduc Doba-Kribi, dont le Cameroun tirera pourtant profit. Ce n’est pas qu’il les ait snobés, encore moins qu’il redoutait ce déplacement pour des raisons de sécurité, mais qu’aurait-il fait, lui, le très sérieux diplômé de Sciences-Po Paris, de l’Institut des hautes études d’outremer et de la fac de droit de la Sorbonne, lui l’ancien élève du prestigieux lycée Louis-le-Grand, quand des danseuses ont invité les chefs d’État présents à esquisser quelques pas sur la piste ? Nul n’a jamais vu Biya se déhancher en public. Pour ses voisins, dont certains ont le dandinement facile, ce fils de catéchiste est décidément une anomalie.
Si Biya règne, le Cameroun, lui, s’agite. Récurrent, le malaise des anglophones (20 % des 15 millions de Camerounais) n’a toujours pas trouvé d’autre vecteur d’expression que le très radical Southern Cameroon National Council (SCNC), un mouvement sécessionniste minoritaire dans les deux provinces du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, dont le combat (pour un référendum d’autodétermination) semble voué à l’échec. Pourtant, les revendications diffuses des « anglos » devraient peser sur le débat électoral, sur fond de comptabilité d’apothicaire.
Pour preuve de la sollicitude d’un Biya peu rancunier, le pouvoir souligne que cette région frondeuse est aujourd’hui représentée dans les hautes sphères de l’État par un Premier ministre (Peter Mafany Musonge), un vice-président de l’Assemblée, sept ministres et secrétaires d’État, une dizaine de directeurs de sociétés nationales, etc. Ce à quoi les militants anglophones répondent qu’on ne leur a jamais octroyé un portefeuille clé (Défense, Intérieur, Finances, secrétariat général de la présidence) au sein de l’administration, preuve que le fédéralisme, pourtant aboli il y a trente ans, reste toujours vivace dans les esprits.
À l’autre bout du Cameroun, le Nord musulman connaît, lui aussi, son prurit, sur fond de comptes mal soldés. Cette année, plusieurs cadres importants de la région ont rendu public un mémorandum recensant les « discriminations » dont les Nordistes seraient l’objet en termes d’accès aux responsabilités nationales. Ce cahier de doléances, qui n’est en fait que la reprise d’un document remis à Paul Biya en 1997 avant d’être classé sans suite, est certes loin de faire l’unanimité chez les gens du Nord, mais il n’est pas exclu qu’en période préélectorale il serve de support à des comportements extrémistes. Comme dans l’Ouest anglophone. Ainsi, les individus qui, le 16 mai dernier, à Garoua, ont brièvement pris en otages plusieurs dizaines d’enfants de dignitaires de la « capitale » du Grand-Nord – une première au Cameroun – réclamaient le retour sur sa terre natale de la dépouille de l’ex-président Ahidjo, inhumée à Dakar. Une revendication très populaire dans cette région.
Qui, en octobre prochain, s’efforcera de fédérer ces mécontentements face, selon toute vraisemblance, à Biya ? La seule personnalité dont le profil aurait pu correspondre à celui d’un candidat unique de l’opposition a annoncé urbi et orbi son intention de ne pas se présenter. À 73 ans, Mgr Christian Tumi, le cardinal-archevêque de Douala, est pourtant un opposant de longue date. Cet Anglo-Bamiléké qui, au début des années 1990, milita pour la tenue d’une conférence nationale, qui estime que Biya a usurpé sa victoire électorale au forceps (39,9 % des voix) face à John Fru Ndi, en 1992, et n’hésite pas à affirmer que « c’est à cause de la France que la situation n’a pas changé » est le digne successeur de Mgr Albert Ndongmo, condamné et exilé sous Ahidjo. Prélat politique, quoique proche de Jean-Paul II, qui l’a lui-même consacré à Rome, Mgr Tumi ne franchira donc pas le Rubicon, faute sans doute d’un feu vert venu du Vatican. Mais il compte bien peser sur les débats. Exit, donc, le cardinal rebelle. Place à la cacophonie et aux divisions.
Sur la ligne de départ devraient s’aligner, comme à chaque élection, des candidats marginaux, nourris à l’obstination et au courage, mais totalement dépourvus de relais et de moyens : cela va du très folklorique Papillon, candidat du Parti de la révolution culturelle, aux radicaux de Douala, ces nostalgiques des opérations ville morte (Anicet Ekane, Jean-Jacques Ekindi, Gustave Essaka), en passant par l’avocat Bernard Muna, procureur adjoint auprès du TPI d’Arusha et fils de Salomon Tandeng Muna, l’ancien vice-président de la République.
Plus sérieusement, le banquier peul Oumarou Sanda (53 ans), ancien ministre de Biya en rupture de régime depuis son éviction du gouvernement il y a dix ans, est tenté par une double OPA électorale : sur le malaise du Nord et sur la formation de son « grand frère » et rival, le ministre d’État Bello Bouba Maïgari, dont les militants apprécient de moins en moins leur rôle de seconds couteaux au sein de la majorité présidentielle.
Reste l’inusable John Fru Ndi (62 ans), dont le Social Democratic Front (SDF) demeure, en dépit des défections, le premier parti d’opposition : il est essentiellement présent dans les villes (Douala, Yaoundé) et dans le Grand-Ouest. L’ancien libraire anglophone de Bamenda a annoncé, le 20 août, une alliance préélectorale avec le leader bamoun Adamou Ndam Njoya, ex-ministre et chevalier de la lutte anticorruption dont la carrure dépasse incontestablement l’implantation quasi départementale de son parti. Une alliance au profit (et au détriment) de qui ? Bien rares, en tout cas, sont ceux qui parient sur sa viabilité à moyen terme.
Quant à l’opposition en exil, elle ne devrait jouer aucun rôle – si ce n’est extra-démocratique – dans le débat en cours. Pour l’essentiel, elle se résume en effet à la figure d’un seul homme : l’ex-capitaine Mbara Guerandi (49 ans), un Kirdi de l’Extrême-Nord réfugié à Ouagadougou depuis le putsch manqué d’avril 1984. Proche du président Blaise Compaoré, Guerandi a suivi une formation universitaire en France et fondé un cabinet-conseil dans la capitale burkinabè. Si cet instructeur d’artillerie, qui fit la connaissance de son ami Blaise sur les bancs de l’École militaire interarmes de Yaoundé, rêve toujours de revenir en force au pays, il n’est pas sûr que son activisme et sa « dangerosité » présumés justifient les millions dépensés par les services spéciaux camerounais pour le surveiller.
Agence de notation des « risques-pays » réputée et auteur d’un récent rapport sur le Cameroun, Fitch Ratings n’y va pas par quatre chemins : « Le président Biya obtiendra très vraisemblablement un nouveau mandat de sept ans, en 2004. » Fitch, qui attribue par ailleurs au Cameroun la note B (sur une échelle allant de A à D), fonde sa quasi-certitude sur la stabilité, supérieure à celle de tous ses voisins, dont il bénéficie : les efforts de diversification économique ont compensé la chute des revenus pétroliers ; et des réformes structurelles crédibles ont été mises en place.
Bien sûr, la corruption reste un mal endémique, en dépit de quelques procès spectaculaires (une peine de prison à perpétuité vient ainsi d’être requise par un tribunal de Yaoundé contre un ancien ministre). Bien sûr, la lutte contre la pauvreté est toujours insuffisante (l’indice de développement humain par pays place le Cameroun à la 134e place sur 174). Bien sûr, de détestables délestages continuent de priver régulièrement d’eau et d’électricité des quartiers entiers. Mais au total, comme le dit Fitch, le « risque-Cameroun » demeure acceptable.
Par les temps qui courent, nombre de régimes et de gouvernements auraient retiré de ce type d’appréciation un surcroît d’énergie et une raison supplémentaire de resserrer les rangs à la veille d’une bataille présidentielle. Pas ici. Tout au contraire, c’est lorsqu’il convient de capitaliser sur des acquis que la grande famille des pro-Biya prend plaisir à se déchirer, comme si la certitude de la victoire autorisait tous les débordements. Car c’est bien à l’intérieur du camp présidentiel que semblent se livrer les plus rudes affrontements, sous l’oeil attentif d’un « père » qui a toujours eu pour habitude de laisser les conflits de ce genre se résorber d’eux-mêmes, en intervenant le moins et le plus tardivement possible. Le plus souvent d’ailleurs, sous la forme de remaniements ministériels surprise.
Merveilleuse machine de quadrillage électoral sur l’ensemble du territoire national, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), le parti au pouvoir, connaît ainsi, pour la première fois, une dissidence interne grave. Celle-ci vaut moins par la personnalité de celui qui la conduit, le membre du Comité central Mila Assouté, un obscur chef traditionnel qui s’est longtemps (et en vain) battu pour que sa petite ethnie de l’Ouest, les Mbos de Santchou, obtienne un statut particulier, que par le contenu de son « Livre blanc ». Ossification d’une direction du RDPC, incarnée depuis 1992 par le même secrétaire général, Joseph-Charles Doumba (67 ans) ; enrichissement des principaux responsables ; incapacité à mettre en oeuvre des réformes : tout y passe, et le plus souvent à juste titre, au point qu’il n’est pas exclu qu’un congrès extraordinaire du parti soit convoqué par Biya, son président national, afin de laver ce linge sale. Cette dissidence, qui regroupe plusieurs dizaines de membres du comité central, est-elle inspirée, téléguidée ? Une chose est sûre : à un an de l’élection, elle fait désordre.
Autre embrouille potentiellement préjudiciable au camp présidentiel : l’état précomateux dans lequel se trouve une nouvelle fois plongée la compagnie aérienne nationale Cameroon Airlines. La Camair, comme chacun l’appelle ici, est dirigée depuis juin 2000 par le jeune wonderboy Yves-Michel Fotso, tout droit venu du secteur privé et qui a tenté d’appliquer à cet éléphant blanc les recettes du management moderne avec un objectif précis : rendre la compagnie présentable avant de la privatiser. Or, trois ans plus tard, rien ne va plus.
Depuis la fin de 2002, l’État a suspendu le règlement de ses consommations courantes à la Camair, et un cabinet commis par le ministère des Transports a réalisé, six mois plus tard, un audit dévastateur sur la gestion Fotso. À la décharge de ce dernier, le cabinet en question (Aircraft Portfolio Management, APM) ressemble autant à un cheval de Troie introduit dans la place par ses adversaires qu’à une institution professionnelle. Dirigé par un citoyen irlandais et enregistré aux îles Caïman – ce qui n’a évidemment rien d’illégal -, APM, qui donne également dans le trading pétrolier et la vente d’avions d’occasion, possède en effet une branche camerounaise (APM Cameroun), dont le conseil d’administration recèle quelques figures connues (parfois via des prête-noms) dont l’exposition au grand jour risque de faire du bruit. En attendant, le bras de fer Fotso-APM pourrait être lourd de conséquences : paralysie totale de la Camair et procès public, en France ou au Cameroun, chacun sortant ses dossiers pour mieux accabler l’autre. Au risque, comme le disait Alfred Sirven à propos de l’affaire Elf, de « faire sauter la République ».
« Gardez-moi de mes amis », doit se dire Paul Biya au vu d’un tel spectacle. Chacun croit le savoir : son prochain mandat sera aussi le dernier (il aura 78 ans en 2011). Du coup, les successeurs potentiels ou putatifs, les dauphins présumés ou autoproclamés s’agitent déjà dans l’ombre. On s’épie, on manoeuvre, on se neutralise, quitte à rémunérer des journaux pour lancer des campagnes de déstabilisation aussi diffamatoires que, curieusement, impunies. Le ministre d’État chargé de l’Administration territoriale, Marafa Hamidou Yaya, patron incontesté de Garoua, en a fait l’amère expérience. Tout comme son collègue de la Justice Amadou Ali, le parrain de l’Extrême-Nord, régulièrement accusé de complots imaginaires. Et, plus récemment, le ministre de l’Éducation Joseph Owona. Au mois d’août, ce grand « Baobab » du Sud a été désigné porte-parole des Ewondos (le clan majoritaire au sein du groupe beti auquel appartient Biya). Et immédiatement soupçonné de briguer la succession du chef, ce dont il se défend avec véhémence, affirmant ne devoir cette nomination qu’à la volonté de son prédécesseur à ce poste à la fois clé et honorifique, le défunt super maire de Yaoundé, Basile Emah.
Régulièrement, les noms d’Edouard Akame Mfoumou, le tout-puissant ministre de l’Économie et des Finances limogé il y a deux ans, et de Sadou Hayatou, l’ancien Premier ministre « en réserve de la République » depuis une décennie, ressortent des tiroirs au rayon des tireurs de ficelles et des manipulateurs occultes – sans aucune preuve.
À force de découvrir des scandales à milliards, le plus souvent fantaisistes mais jamais démentis, à la une des journaux, le Camerounais moyen a fini par sombrer dans la mentalité du « tous pourris ». Si l’on n’y prend garde, ce climat délétère qui affecte l’ensemble de la classe politique peut être gros de toutes les résignations, mais aussi de toutes les aventures. Quand tous les politiciens, du pouvoir comme de l’opposition, sont renvoyés dos à dos par l’opinion, qui tire les marrons du feu ? Loin au-dessus de la mêlée, Paul Biya n’ignore sans doute pas que le vrai problème est là. Comment redonner aux Camerounais l’espoir et le goût d’entreprendre ? Comment les persuader que, dans ce pays, les chances de réussir sont égales pour tous ? Comment les convaincre que la fortune sourit aux méritants et non aux favoris, que les corrompus – ceux qui « bouffent comme des rats », dit la rue – ne pourront plus vivre que cachés au lieu d’étaler leurs biens mal acquis au soleil de la provocation ? De quoi relativiser, on le voit, l’enjeu d’une élection présidentielle à laquelle Biya se présentera assurément. Et dont il sortira très probablement vainqueur.

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