Avec ou sans voile ?

Toléré dans le reste de l’Europe, le port du foulard islamique à l’école et dans les administrations déchaîne les passions dans l’Hexagone.

Publié le 27 octobre 2003 Lecture : 6 minutes.

Fereshta Ludin est allemande. Originaire d’Afghanistan, elle est institutrice. Surtout, elle mène un combat judiciaire depuis 1998. Cette année-là, sa titularisation lui est refusée, car elle entend enseigner en portant le voile islamique. Ce que les autorités de la région n’acceptent pas. Fereshta ne cède pas. Elle porte plainte. Pendant cinq ans, l’affaire traîne de tribunal en tribunal, d’appel en contre-appel. Pour finir par remonter jusqu’à la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, la plus haute juridiction d’Allemagne. Celle-ci vient de trancher sans vraiment trancher. Elle assure qu’on ne peut empêcher une enseignante d’accomplir sa tâche la tête couverte d’un foulard, sauf dans le cas où l’État régional, le Land, interdirait par une loi le port du voile en classe. L’indécision de l’arrêt choque toute l’Allemagne. Quelques polémiques éclatent, des politiques interviennent, des intellectuels se mobilisent.
Rien de comparable, cependant, avec la situation de la France, où le port du voile dans des institutions considérées comme neutres, telles l’école ou la fonction publique, suscite une passion comme nulle part ailleurs en Europe. Au point que deux commissions, l’une mise en place par l’Assemblée nationale, l’autre nommée par le président de la République, ont été chargées d’un rapport sur la laïcité et doivent rendre des conclusions sous forme de propositions concrètes. Au point encore que Jacques Chirac doit faire connaître sa position vers la fin de l’année et annoncer si une loi est nécessaire ou non. La semaine dernière, il s’est contenté de souligner que la laïcité « n’est pas négociable. On ne peut accepter, par exemple, que certains s’abritent derrière une conception dévoyée de la liberté religieuse pour défier les lois de la République ou mettre en cause ces acquis fondamentaux d’une société moderne que sont l’égalité des sexes et la dignité de la femme ». Et Chirac de préciser simplement qu’il pourrait recourir à la loi « s’il le faut ». Quant au Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, il n’exclut pas, lui non plus, une loi « en dernière extrémité ». De fait, tout le débat est là : faut-il légiférer sur le port du voile ?
La question gêne la France depuis près de quinze ans. Comme aujourd’hui en Allemagne, elle avait alors été examinée au plus haut niveau juridique, en 1989, à la suite de l’exclusion de trois jeunes filles de quatrième qui conservaient leur foulard en classe. Le ministre de l’Éducation, Lionel Jospin, n’avait pas voulu prendre parti et avait saisi le Conseil d’État. Celui-ci avait adopté une attitude floue. D’un côté, il affirmait que « le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas, par lui-même, incompatible avec le principe de laïcité ». De l’autre, il laissait aux chefs d’établissements « la latitude d’agir au cas par cas » et précisait, par sa jurisprudence, que le port de signes – croix, kippa et voile – ne devait pas constituer une provocation, troubler l’ordre public ou donner lieu à du prosélytisme. Bref, à chacun de se débrouiller, la responsabilité de décider incombant aux proviseurs et aux professeurs qui n’en pouvaient mais. Aussi, par deux fois, l’État est-il revenu à la charge pour apporter des précisions qui embrouillaient encore davantage la situation. En 1994, les « signes ostentatoires » étaient assimilés à du prosélytisme et, cinq ans plus tard, il était demandé aux enseignants d’exiger « des tenues compatibles avec le bon déroulement des cours, notamment en gymnastique », en technologie et dans les laboratoires de physique et de chimie. Autrement dit, le port du foulard, s’il était discret et « léger », selon la terminologie officielle – comme le bandana -, ne pouvait être interdit.
Voilà qui ne réglait pas grand-chose. Et comme rien n’était clair, le problème ressurgissait à chaque fois qu’une exclusion était prononcée, comme celle qui vient de se produire dans un lycée de la région parisienne, à Aubervilliers, où deux soeurs de 18 et 16 ans ont refusé d’enlever leur voile pour assister aux cours. Chaque cas devenait une « affaire » où les mêmes arguments étaient échangés – soit, pour résumer très grossièrement, la défense de la laïcité et de la neutralité de la République d’un côté, la liberté et le droit à l’éducation de l’autre. Le tout sans qu’on sache, aujourd’hui encore, combien d’incidents se produisent. La médiatrice chargée de ce sujet évalue les conflits nécessitant son intervention à 150 par an, alors qu’ils s’élevaient, selon elle, à 2 000 en 1994. Le ministre de l’Éducation parle, lui, d’une centaine chaque année, dont 10 cas de contentieux. Quant au ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, se fondant sur une enquête des renseignements généraux, il jure que seules « quelques centaines » de jeunes filles portent le voile à l’école, contre 1 123 en 1994 et 446 en 1995. Et ce dans un pays où vivent quelque 5 millions de musulmans et où habite une population immigrée estimée, lors du recensement de 1999, à 4,3 millions de personnes, toutes origines confondues.
Il n’empêche que la situation française est très particulière au sein d’une Europe où le débat, quand il existe, n’a jamais l’acuité de la polémique qui se déroule dans l’Hexagone. Chaque nation, il est vrai, appréhende la question de manière très différente. Aussi, pour mieux comprendre, il convient de procéder à un tour d’Europe du voile. L’Allemagne, où vivent 3,2 millions de musulmans, essentiellement d’origine turque, autorise donc le foulard islamique à l’école sous réserve des dispositions déjà évoquées. En Grande-Bretagne, qui compte environ 2 millions de musulmans, la liberté la plus totale est donnée aux chefs des établissements scolaires qui laissent porter aussi bien le voile, la kippa que le turban. Dans les hôpitaux et les commissariats, une tenue islamique est même acceptée si la demande en a été faite. L’Espagne accepte aussi le foulard en classe, mais confère à ses régions autonomes le droit de décider en dernier ressort si un conflit surgit. La Belgique n’a pas de législation particulière, et ce sont les chefs d’établissements qui édictent leurs règlements internes, certains prohibant le port du foulard. En revanche, celui-ci est autorisé dans les écoles grecques, danoises, suédoises, autrichiennes et hongroises. Il est admis aux Pays-Bas, et l’Italie ne s’en préoccupe quasiment pas. Seule la Turquie, pays musulman et très laïque, l’interdit formellement, autant à l’école qu’à l’université et dans tous les bâtiments publics.
Bref, la tolérance est plutôt la règle et, pour le moment du moins, les esprits européens ne se sont guère échauffés. Sauf en France, où la polémique traverse toutes les familles de pensée. Où des clivages quant à une loi éventuelle apparaissent jusqu’au sein du gouvernement, le ministre des Affaires sociales François Fillon étant pour une loi, alors que Nicolas Sarkozy n’en voit pas la nécessité. Où, au Parti socialiste, Laurent Fabius et Jack Lang sont partisans de légiférer, tandis que nombre d’autres responsables y sont hostiles. Où les organisations musulmanes sont divisées, même si la majorité des musulmans ne met pas le port du voile au centre de ses préoccupations. Où nombre d’hommes politiques reconnaissent avoir changé d’avis au fil des années, passant d’une attitude souvent tolérante à un souhait de dispositions plus contraignantes. C’est au point que la question dépasse les fractures idéologiques traditionnelles. Ainsi la laïcité, qui fut pendant près d’un siècle un cheval de bataille de la gauche, est maintenant un des thèmes les plus revendiqués de la droite. C’est dire combien l’embarras domine chez les politiques qui aimeraient bien légiférer sans légiférer tout en légiférant ! Maigre consolation : ils peuvent se dire que s’ils sont embarrassés, ils ne sont pas les seuls.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires