Quand les croisades déclenchent une guerre à Hollywood

Brûlot antichrétien pour certains, charge contre l’islam selon d’autres, le film que vient de tourner Ridley Scott est au coeur d’une violente controverse dans les pays anglo-saxons… un an avant sa sortie sur les écrans.

Publié le 27 septembre 2004 Lecture : 5 minutes.

Plus fort que Mel Gibson et sa Passion du Christ qui, accusé d’être un film intégriste chrétien et antisémite, a suscité une violente polémique début 2004 quelques semaines avant d’être visible sur les écrans ! Kingdom of Heaven (« Le Royaume des cieux »), le long-métrage sur les croisades que vient de tourner Ridley Scott pour la 20th Century Fox, est au coeur d’une violente controverse dans les pays anglo-saxons près d’un an avant sa sortie prévue pour mai prochain aux États-Unis. Et ce alors que personne, à part peut-être le réalisateur, ne sait encore à quoi il ressemblera après le final cut, puisqu’il est toujours sur les tables de montage.
En Grande-Bretagne, l’historien de Cambridge Jonathan Riley-Smith, considéré comme la plus grande autorité académique du pays sur les croisades, auteur d’une dizaine d’ouvrages sur le sujet, n’a pas hésité à déclarer récemment qu’à sa connaissance l’intrigue du film prend de telles libertés avec la réalité qu’elle en devient « ridicule » et « idiote ». Elle évoquerait même « une alliance entre musulmans, juifs et chrétiens qui n’a jamais existé » et, surtout, elle présenterait « les musulmans comme des gens raffinés et civilisés et les croisés comme des brutes et des barbares ». Au total, sans s’encombrer de nuances, le distingué professeur affirme qu’il s’agit là de « l’histoire revue par Oussama Ben Laden » et que « cela va fournir des arguments à l’islam fondamentaliste ».
Donc, un film antichrétien ? Pas du tout, assure Khaled Abu el-Fadl, spécialiste de l’Islam à California University à Los Angeles, c’est même le contraire. Au New York Times, qui lui a procuré le scénario du long-métrage, il a affirmé le mois dernier que l’oeuvre véhiculait largement « les stéréotypes hollywoodiens sur les Arabes et les musulmans », présentés comme « arriérés et stupides » et « incapables de pensées et de comportements complexes ». Ce film, ajoutait-il, va renforcer les attitudes négatives envers les musulmans en Amérique : « Dans le climat actuel, comment les gens vont réagir devant ces images montrant des musulmans qui attaquent des églises et qui se moquent des croix et les détruisent ? »
Le film, de fait, se passe à la fin du XIIe siècle et a pour héros principal le chevalier Balian, joué par la récente vedette du Seigneur des anneaux et de Pirates des Caraïbes, Orlando Bloom. Celui-ci, un chrétien favorable à une entente avec les musulmans et par là même en désaccord avec les chevaliers belliqueux de l’ordre des Templiers, apparaît comme un personnage « positif », de même que Saladin, avec lequel il essaie de trouver des solutions de compromis pour éviter que le conflit autour du contrôle des Lieux saints ne dégénère en massacres. Il se heurte aux jusqu’au-boutistes de son camp, en particulier Renaud de Châtillon et Guy de Lusignan, les « méchants », défaits par Saladin, qui reconquiert Jérusalem en octobre 1187.
Avec une telle histoire, on peut aussi bien réaliser un brûlot antichrétien qu’antimusulman ou tout simplement ni l’un ni l’autre, autrement dit un film à grand spectacle destiné à devenir un pur produit hollywoodien sans grand contenu religieux ou politique consistant. C’est cette troisième hypothèse qui paraît la plus probable quand on sait que sir Ridley Scott – il a récemment été anobli par la reine d’Angleterre – est l’auteur de Blade Runner et de Gladiator ainsi que de nombreux autres longs-métrages qui démontrent que, s’il a du talent, il ne se préoccupe guère de délivrer de véritables messages ou d’asséner un point de vue personnel sur les affaires du monde.
Qu’en sera-t-il en fin de compte ? Comme une grande partie du film a été tournée au Maroc – la prise de Jérusalem par Saladin, joué par l’acteur syrien Ghassan Massoud, a été par exemple filmée… à Essaouira, l’ancienne Mogador -, le scénario a pu être lu par divers responsables du royaume, dont le conseiller de Mohammed VI André Azoulay et le directeur général du Centre cinématographique marocain Nour-Eddine Saïl. Sans préjuger des biais que pourraient introduire la réalisation ou le montage de Kingdom of Heaven, le second nous assure qu’il ne pense pas a priori que le film se veuille, même insidieusement, antichrétien ou encore moins antimusulman. Certes, il y a des « méchants » dans le film, mais des deux côtés, comme dans toute guerre. Et l’accent a surtout été mis sur l’aspect humaniste du sujet, et le comportement tolérant des deux principaux héros, Baldian et Saladin, pendant l’épisode des croisades évoqué, traité avant tout sur le mode du fabuleux et du merveilleux cher à Hollywood. « Saladin est montré comme ayant une approche oecuménique » et « nous avons été sensibles à cela » pour accueillir le tournage, a même confié André Azoulay à un journaliste venu rencontrer l’équipe du film.
Il n’en reste pas moins qu’il est des sujets qui ont vocation à susciter les passions par le seul fait qu’on les aborde. « On pourra toujours décider de voir ce film avec partialité en le tirant d’un côté ou de l’autre », remarque avec bon sens Nour-Eddine Saïl. Les croisades, de fait, ont de tout temps été instrumentalisées, et en premier lieu par des dirigeants politiques. Le dernier en date à l’avoir fait spectaculairement se nommait George W. Bush, en lançant selon ses propres mots une « croisade contre le terrorisme » peu après les événements du 11 septembre 2001. Avant lui, du côté musulman cette fois, Saddam Hussein et bien d’autres avaient fait de même.
Pour en revenir au cinéma, tous les films sur les croisades ont nourri des polémiques, de celui de Cecil B. DeMille en 1935 qui se permettait des anachronismes évidents pour magnifier Richard Coeur de Lion à celui de Youssef Chahine en 1963 qui glorifiait un Saladin très nassérien. Le contexte, pourtant, n’était pas « porteur » comme aujourd’hui. Alors, doit-on suspecter les producteurs de Kingdom of Heaven d’avoir pensé qu’en se lançant dans un tel projet aujourd’hui, ils étaient sûrs de réussir le lancement du film grâce aux débats passionnés qui accompagneraient sa sortie ? Les mauvaises langues remarquent déjà que si la polémique est déjà en train de prendre de l’ampleur, c’est bien parce qu’on a organisé des fuites pour mettre le scénario entre les mains d’historiens ou de responsables communautaires dont les réactions enflammées étaient prévisibles…

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