L’heure de vérité

La Commission de Bruxelles donnera-t-elle son feu vert à l’ouverture de négociations avec Ankara en vue de son admission dans l’UE ? De sa décision dépend, en partie, l’avenir des relations de l’Occident avec le monde musulman.

Publié le 27 septembre 2004 Lecture : 6 minutes.

Le 6 octobre, la Commission européenne dira si la Turquie est prête ou non à entamer des négociations pour son admission dans l’Union européenne (UE). Une annonce attendue avec impatience, car elle pèsera d’un grand poids lorsque les dirigeants de l’UE décideront, au sommet de Dublin, en décembre, s’ils disent oui à la Turquie et arrêteront, dans ce cas, une date pour le début des négociations, très probablement en 2005. Ce sera l’heure de vérité pour l’Europe comme pour la Turquie.
On considère généralement que l’ouverture des négociations avec l’UE ne signifiera pas une admission rapide de la Turquie. Selon les meilleures estimations – et à la condition qu’il n’y ait pas de graves contretemps -, la Turquie ne pourra pas devenir membre de l’UE à part entière avant 2015 ou même 2020. Ce long délai ne peut que rassurer tous ceux qui voient avec appréhension son arrivée dans l’Union.
Néanmoins, le problème de l’admission de la Turquie dans le club européen a une énorme importance. Elle affectera les relations de l’Occident avec le monde musulman – relations aujourd’hui extrêmement tendues en raison de la guerre en Irak et de la « guerre mondiale » menée par l’Amérique contre le terrorisme islamiste. Le rejet de la Turquie serait considéré par beaucoup de musulmans comme une gifle, une confirmation du « choc des civilisations ».
Une acceptation de la Turquie serait, au contraire, interprétée comme une main tendue par l’Occident à l’Islam, comme un geste de tolérance et de convivialité, la reconnaissance du fait que l’Europe n’est pas un club chrétien, mais un groupe de nations très diverses, unies non pas par l’appartenance ethnique ou la religion, mais par une croyance dans la démocratie, les droits de l’homme, la protection des minorités et l’économie de marché.
Par-dessus tout, elle rassurerait les quelque 12 millions de musulmans d’Europe sur leurs droits de citoyens à part entière. Ils seraient reconnus comme une composante légitime du tissu de la vie européenne. Le « oui » aurait aussi un impact important sur les progrès constants accomplis par la Turquie sur le chemin d’une démocratie moderne, libérale et prospère. De grands pas ont déjà été franchis ces deux dernières années, depuis l’arrivée au pouvoir du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan. Son gouvernement a fait voter de nombreuses réformes économiques, judiciaires et politiques.
La question est maintenant de savoir si la nouvelle législation – qui affirme l’autorité du pouvoir civil sur l’armée et sur son budget, interdit la torture, abolit la peine de mort, autorise l’enseignement de la langue kurde dans les écoles – sera appliquée ou si, au contraire, elle sera tranquillement enterrée, ce qui pourrait être le cas dans l’éventualité du rejet de la Turquie.
La décision d’ouvrir des négociations avec Ankara déterminera également la forme future de l’Europe, ainsi que le succès ou l’échec du processus d’élargissement. L’UE vient d’admettre dix nouveaux membres et, dans les années à venir, elle se consacrera à les absorber, à renforcer leurs institutions démocratiques et, d’une manière générale, à les faire accéder au niveau de vie européen. La préoccupation immédiate de l’Union est de répondre au défi de l’élargissement.
La Turquie, cependant, représente un problème d’une ampleur totalement différente de celui que posent la Lettonie, la Lituanie, la République tchèque, Malte, la Chypre grecque ou la plupart des autres nouveaux membres. C’est un pays qui compte 71 millions d’habitants, qui est pauvre, largement agricole et à forte dominante musulmane, dont les neuf dixièmes du territoire se situent en Asie et non en Europe.
Beaucoup d’Européens craignent que l’admission de la Turquie ne provoque l’arrivée massive d’immigrants déshérités qui perturberont le marché du travail. Ils craignent que d’énormes transferts de fonds ne soient indispensables pour faire accéder la Turquie au niveau de prospérité occidental. Le PIB turc par tête ne représente que 29 % de la moyenne des vingt-cinq membres de l’UE. Lorsque la Turquie aura rejoint le club, l’Union s’étendra jusqu’à l’Irak, la Syrie et l’Iran, dont les frontières sont notoirement poreuses et difficiles à surveiller. Cela voudra-t-il dire que la violence et l’instabilité du Moyen-Orient seront importées en Europe ?
Telles sont les craintes les plus fréquemment évoquées par les adversaires de l’admission de la Turquie. Un ancien président de la République française, Valéry Giscard d’Estaing, est allé jusqu’à dire que l’arrivée de la Turquie signifierait la fin de l’Europe ! C’est une position strictement minoritaire parmi les dirigeants européens, sinon dans l’opinion publique. Jusqu’à il y a quelques semaines, personne ne doutait sérieusement que l’Europe dirait oui à la Turquie. Le Français Jacques Chirac, le Britannique Tony Blair et l’Allemand Gerhard Schröder se sont tous prononcés vigoureusement en faveur de l’ouverture de négociations. Un obstacle non négligeable et totalement inattendu a, cependant, surgi récemment. La dernière réforme que le Premier ministre Erdogan a présentée au Parlement, le 14 septembre, a été une profonde refonte du code pénal. Cette réforme avait été discutée en commission pendant de longs mois et largement approuvée. Elle prévoyait plusieurs protections explicites pour les femmes, notamment des peines plus sévères contre les auteurs de viol, d’agression sexuelle, de harcèlement sexuel, de meurtres d’honneur, etc. Elle a été vigoureusement défendue par les associations féministes turques. Le nouveau code pénal devait remplacer celui qui avait été emprunté à l’Italie de Mussolini en 1926. Au dernier moment, cependant, un article a été ajouté, qui criminalise l’adultère et le rend passible d’une peine de prison. Les associations féminines qui avaient défendu la réforme se sont alors retournées contre elle. Quelque six cents femmes représentant des dizaines d’associations ont manifesté à Ankara à la mi-septembre, brandissant des pancartes où le nouveau code était accusé de violer les droits de la femme.
Les adversaires de l’admission de la Turquie dans plusieurs pays d’Europe ont immédiatement profité de l’occasion pour démontrer que la Turquie était toujours dominée par un islam répressif et conservateur. Erdogan a été accusé de vouloir mobiliser la base de son Parti de la justice et du développement (AKP) pour mettre en oeuvre sournoisement un programme social islamiste.
Face à ce tollé – qui semble l’avoir totalement pris de court -, Erdogan a aussitôt décidé de retirer l’ensemble de sa réforme du code pénal. Mais cette décision, à son tour, s’est heurtée aux critiques de la Commission européenne. Le code pénal était un élément central des réformes que le gouvernement turc s’était engagé à accomplir. Le Premier ministre a vivement réagi aux critiques de la Commission en déclarant qu’elles constituaient « une ingérence dans les affaires intérieures de la Turquie ».
Mais la Commission n’a pas très bien pris ces remarques, et l’affaire risque d’avoir des prolongements dans le rapport qu’elle doit rendre public le 6 octobre. Si le nouveau code pénal n’est pas voté rapidement, son jugement sur le fait de savoir si la Turquie est prête à engager des négociations pourrait être, cette fois, négatif, ou tout au moins pas entièrement positif.
Dans une interview au journal Le Monde daté du 22 septembre, le nouveau président de la Commission européenne, l’ancien Premier ministre portugais José Manuel Durao Barroso, déclarait : « [La Turquie] a fait de grands progrès, nous le reconnaissons, mais à l’heure où je vous parle, tous les critères ne sont pas remplis. » La Turquie, ajoutait-il, a demandé son admission dans l’Union. Elle doit donc accepter les conditions de l’Europe : « C’est la Turquie qui doit s’adapter aux règles de l’Europe, et non pas l’Europe aux règles de la Turquie. »
L’article sur l’adultère est une tempête dans un verre d’eau. L’émoi qu’il a suscité chez les adversaires de la Turquie est pure hypocrisie. L’Irlande est entrée dans l’Union à un moment où, sous la pression des catholiques, elle avait criminalisé l’avortement. En Amérique, vingt-quatre États considèrent l’adultère comme un délit passible d’un an de prison. Il semble que l’on mette la barre un peu haut pour la Turquie. La plupart des observateurs continuent de penser que l’Europe ne peut pas lui dire non. Mais les jeux ne sont pas faits. [Un pas a cependant été franchi, le 23 septembre, dans le bon sens. Voir Focus p. 12.]

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