Le retour des pieds-noirs

Pour la première fois, les Français rapatriés en « métropole » après la proclamation de l’indépendance, en 1962, reviennent sur les lieux de leur jeunesse. Une page d’histoire se tourne. Et après ?

Publié le 27 septembre 2004 Lecture : 5 minutes.

Quarante-deux ans qu’ils ont quitté l’Algérie. Des lustres qu’ils fantasment à son propos et des mois qu’ils rêvent d’y revenir. Pour la première fois depuis la fin de la guerre d’indépendance, c’est désormais chose faite. L’Algérie, ils y sont nés français, ils y retournent pieds-noirs. Avec quelques rides et des souvenirs en plus.
À Maison-Carrée, aujourd’hui El-Harrach, dans la banlieue est d’Alger, la maison est toujours là, même si elle a subi les outrages du temps et des intempéries. Les quatre soeurs Sibaud y sont nées. Les yeux humides, elles font le pied de grue devant l’entrée, n’osant déranger les actuels occupants. Par la fenêtre du troisième étage, un vieux couple les aperçoit, la porte s’ouvre… Tout de suite, elles reconnaissent le carrelage de l’entrée, demeuré tel qu’il y a un demi-siècle. Étreintes, embrassades… Leurs hôtes algériens ne sont pas les moins émus. On évoque le souvenir d’un frère qui repose au cimetière de la ville. Les membres de l’association des « Amis de Maison-Carrée » ont presque tous un parent ou un proche enterré là. Tous ont embarqué à Marseille pour un voyage pas comme les autres.
Sylvia Gigante, l’organisatrice de ce retour aux sources, voulait absolument revoir les lieux de son enfance. Parce qu’évoquer les ombres du passé, une fois l’an, lors du traditionnel « Rassemblement de Maison-Carrée » ne lui suffisait plus. « Au mois de février, raconte-t-elle, j’ai collé une affiche pour proposer un voyage de groupe. Je pensais qu’une dizaine de personnes seraient intéressées… » Très vite, elle est submergée par les demandes. Sylvia fait alors appel à l’agence de voyages Falhi, à Marseille. Un programme est mis en place, une date arrêtée. Par le plus grand des hasards, le voyage aura lieu pendant la semaine du 11 septembre. Comme l’on sait, c’est au début du mois de septembre 1962 que la majorité des pieds-noirs quittèrent l’Algérie pour toujours… « Finalement, quatre-vingt-dix-huit personnes ont embarqué. Et encore, j’ai dû refuser du monde ! »
Le phénomène est général. Depuis le début de l’année, quatre mille pieds-noirs auraient déjà traversé la Méditerranée. Deux fois plus qu’en 2003. Cette spectaculaire augmentation s’explique, bien sûr, par l’amélioration de la situation sécuritaire en Algérie, mais aussi, et surtout, par l’excellence des relations bilatérales, symbolisée par la visite d’État de Jacques Chirac à Alger, au mois de mars de l’année dernière. Le chef de l’État français avait insisté sur l’indispensable liberté de circulation des personnes entre les deux pays. Y compris celle des pieds-noirs et des anciens harkis. Une page d’histoire est tournée, il revient désormais aux hommes d’en écrire de nouvelles.
« J’étais encore un enfant quand nous sommes partis, raconte Christian Fernando. Tous les jours pendant trente ans, mes parents m’ont parlé de l’Algérie. Il fallait que je revienne, même si ça s’est passé tragiquement. C’était mon devoir de mémoire. » Philippe Arcamone est dans le même cas : il avait moins de 1 an lors du départ de ses parents. « En grandissant, dit-il, j’ai voulu comprendre pourquoi nous sommes partis, pourquoi nous vivons en France. Les pieds-noirs n’ont pas tous été des colons profiteurs, il y avait aussi des ouvriers, des gens qui ont été les victimes de l’Histoire. Il a bien fallu que les Algériens prennent en main leur destin, qu’ils gagnent leur indépendance. Aujourd’hui, nous revenons très fraternellement parce qu’une partie de cette Histoire nous est commune. »
Arcamone n’en est pas à son premier séjour « au pays ». Voilà bientôt cinq ans qu’il y est retourné. D’abord seul, puis avec sa mère, littéralement métamorphosée depuis son « pèlerinage ». Car si les hommes sont partis, les souvenirs, eux, sont restés. Ceux d’un ancien voisin, par exemple, d’un camarade de jeu ou même d’un médecin. Les retrouvailles sont toujours très émouvantes. Sans parler de l’inévitable visite au cimetière. « J’ai retrouvé la tombe d’un grand-père, confie Nicole, partie d’Algérie à l’âge de 17 ans. Au bout de tant d’années, ça fait un choc. »
Le cimetière de Maison-Carrée, justement, a été récemment réhabilité, grâce à un financement de la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur (Paca) et de l’Association française de sauvegarde des cimetières algériens (Asca). Une enveloppe de 100 000 euros supplémentaires devrait être débloquée par la région dans le courant de ce mois. Et d’autres actions sont en cours, à Alger, Oran ou Tlemcen. Annoncé conjointement par les présidents Jacques Chirac et Abdelaziz Bouteflika, un « plan d’action et de coopération relatif aux sépultures civiles en Algérie » a été mis en place dès mars 2003. Il concerne 523 cimetières et 209 000 sépultures souvent à l’abandon, détériorées par le temps, parfois profanées. Plusieurs associations telles l’Asca, In Memoriam ou encore France-Maghreb, créée en février 2004 par Philippe Arcamone et Pierre-Henri Pappalardo, participent à cette réhabilitation. Grâce aux 400 000 euros recueillis auprès de membres bienfaiteurs, France-Maghreb a déjà engagé une petite équipe de terrassiers. Un nouveau chantier devrait prochainement s’ouvrir à Béjaïa et trois autres à Alger. Coût total : 6 millions d’euros sur cinq ans.
Maintenant qu’ils ont revu leur terre natale, les « Amis de Maison-Carrée » se disent « heureux ». Et s’ils n’ont pas l’intention de s’installer en Algérie, ils se promettent bien d’y revenir. Avec des frères, des cousins, des proches.
Armées de leurs appareils photo, les soeurs Sibaud ont « mitraillé » tout ce qui passait à portée de leur objectif : les rues, les maisons, les lieux de leur jeunesse… Le coeur « éclaté de joie », elles ont regagné Marseille, Montpellier ou Avignon, emportant avec elles un peu de la chaleur des Algériens. Les invitations, les mots de bienvenue ont longtemps résonné dans leurs têtes. Presque surprise d’une telle hospitalité, Marie-Jeanne se souvient : « On n’a pas été accueillis comme ça en France, en 1962 ! Nous sommes parties pour une destination inconnue, mais jamais nous n’avons oublié l’Algérie. Nous avions la nostalgie. »
Ce grand retour des pieds-noirs a fait la une des journaux algériens pendant plusieurs jours. Presque unanimement salué par les francophones, il a en revanche fait grincer quelques dents chez les arabophones, qui croient y déceler des « motifs politiques » et ne cachent pas les « réserves de la famille révolutionnaire ». L’Association du 8-Mai-1945, ainsi nommée en souvenir des massacres de Sétif, estime quant à elle que « la visite des pieds-noirs constitue un outrage à la mémoire des martyrs ».
À mille lieues de ces polémiques, Marie-Jeanne Sibaud et ses soeurs ont tenu, avant leur départ, à se recueillir une dernière fois sur la tombe de leur petit frère. Dans le cimetière, elles ont planté trois arbres. Pour le symbole. Parce que « nos racines sont ici ».

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