Le chemin de croix de Mouammar Kadhafi

Le « Guide » multiplie les concessions pour obtenir la levée des dernières sanctions contre son pays. Mais les États-Unis en exigent toujours plus !

Publié le 27 septembre 2004 Lecture : 6 minutes.

Ce qu’il cherche à remporter en Irak par des moyens guerriers, George W. Bush est en passe de l’obtenir en Libye par la diplomatie. Et le chantage. Chaque concession de Mouammar Kadhafi est en effet suivie d’une nouvelle exigence américaine. La date du 21 septembre marque, selon la Maison Blanche, une « étape historique » dans les relations entre les deux pays. Ce n’est pas la première. Il y a d’abord eu, le 23 avril 2004, la levée partielle de l’embargo : soit l’autorisation accordée aux ressortissants américains de se rendre, de commercer et d’investir en Libye. Puis, le 28 juin suivant, la visite officielle à Tripoli de William Burns, le secrétaire d’État adjoint, et l’ouverture d’un bureau de liaison américain…
Le 21 septembre, le président- candidat a donc pris une série de décisions importantes, immédiatement transmises au Congrès et aux départements ministériels et institutions concernés : Affaires étrangères, Agriculture, Commerce, Énergie, Eximbank (financement du commerce extérieur), Opic (Agence de garantie des investissements privés)… Toutes les sanctions commerciales et financières décrétées par feu le président Ronald Reagan entre 1982 et 1986 sont annulées. Contrepartie immédiate : le versement par Tripoli de la deuxième tranche (1,08 milliard de dollars) de la compensation promise aux familles des 270 victimes de l’attentat de Lockerbie (1988). Mis au point le 17 septembre, à Londres, au terme d’un entretien de trois heures entre Burns et des envoyés de Kadhafi, cet arrangement n’est évidemment pas dénué d’arrière-pensées électorales…
Les deux parties ont dressé le bilan du chemin parcouru depuis que la Libye, le 19 décembre 2003, a renoncé à ses programmes d’armements nucléaire et chimique. Puis fixé les prochaines échéances de leur « dialogue politique ». Bush est convaincu – et il n’a sans doute pas tort – d’avoir remporté une grande victoire : le programme libyen d’armes de destruction massive (ADM) ne constitue plus, a-t-il indiqué, un obstacle. Mais les responsables libyens affichent également leur satisfaction et croient voir dans l’annonce du 21 septembre « une victoire de la diplomatie secrète et de la sagesse du « Guide » ».
Si, côté libyen, rien n’a filtré du contenu des discussions, Scott McClellan, le porte-parole de Bush, s’est montré beaucoup plus prolixe. Dans ses différentes déclarations à la presse, il n’a pas vraiment ménagé la susceptibilité de ses interlocuteurs. Le temps paraît déjà lointain où ces derniers clamaient bruyamment leur volonté d’indépendance et leur refus de toute immixtion étrangère dans leurs affaires, surtout venant du « Satan » américain.
On se souvient que, pour obtenir la levée des sanctions internationales décrétées en 1992 par l’ONU, les autorités de la Jamahiriya avaient été contraintes de reconnaître – par écrit – leur responsabilité dans l’attentat de Lockerbie. Et que, dans ce cadre, un ressortissant libyen purge actuellement une peine d’emprisonnement à vie dans une prison écossaise. En 1999, l’embargo avait été provisoirement levé, mais son abandon définitif était conditionné à l’indemnisation des familles des victimes et à la renonciation de la Libye au terrorisme. En 2003, celle-ci s’est bel et bien engagée officiellement à démanteler son programme d’ADM. Dans le même temps, 2,7 milliards de dollars ont été déposés sur un compte bloqué en Suisse. L’argent devrait être libéré en trois tranches (40 %, 40 % et 20 %) directement liées à une étape du « dialogue politique » américano-libyen. La première a été franchie au mois d’avril dernier, après le démantèlement effectif du programme d’ADM (notamment les usines d’armes chimiques de Rabta, de Tarhuna et de Sebha, ainsi que le réacteur nucléaire en construction à Tajura), sous la supervision des experts de l’Agence internationale de l’énergie atomique et de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques.
Le déblocage de la deuxième tranche a été reporté sine die après les révélations du New York Times, le 15 juin, concernant une tentative d’assassinat contre Abdallah Ibn Abdelaziz, le prince héritier saoudien, par des agents libyens. Les fils ont fini par être renoués, d’abord par Burns, à Londres, puis par Spencer Abraham, le secrétaire à l’Énergie, à Vienne, le 20 septembre, lors d’un entretien avec Maatoug Mohamed Maatoug, le responsable du programme nucléaire civil libyen.
La levée de l’embargo économique, le lendemain, aura des conséquences bénéfiques pour les familles des victimes de Lockerbie : chacune recevra incessamment 4 millions de dollars. Mais aussi, bien sûr, pour les entreprises américaines, à commencer par les compagnies aériennes, enfin autorisées à rétablir des liaisons (régulières et charters) avec la Libye. Continental Airlines a par exemple annoncé qu’elle desservira Tripoli, via Amsterdam, à partir du 15 octobre. Et Boeing s’apprête à répondre à un appel d’offres libyen pour l’achat de vingt-deux appareils. Quant aux firmes pétrolières, elles pourront participer à la vente aux enchères d’une dizaine de permis, en janvier prochain.
Reste le plus important : à ce jour, la Libye continue de figurer sur la liste établie par l’administration Bush des « États encourageant le terrorisme ». Ce qui interdit toute reprise des relations diplomatiques et toute vente d’armes et de produits sensibles. Pour obtenir d’être rayée de la liste, Bush a indiqué que la Libye devrait remplir une série de nouvelles conditions, qui ont été confirmées par le secrétaire d’État Colin Powell, le 23 septembre à New York, au ministre des Affaires étrangères de la Jamahiriya. La Libye devra en premier lieu fournir des explications concernant la tentative d’assassinat présumée contre le prince Abdallah. Elle devra poursuivre ses réformes intérieures (« modernisation politique et libéralisation économique »), maintenir sa coopération avec Amnesty International en matière de droits de l’homme et continuer de fournir des informations sur le marché clandestin des ADM (Bush l’a remerciée pour ses révélations concernant les réseaux pakistanais, nord-coréen et iranien). Et ce n’est pas tout ! Tripoli devra aussi détruire ses derniers missiles (des Scud-B), ses stocks de gaz toxiques (moutarde et sarin), et transformer ses usines chimiques en vraies usines pharmaceutiques, avec l’aide américaine. « Je fais confiance à la Libye pour reprendre prochainement sa place parmi les nations respectables, a indiqué le président américain. Mais nous devons avoir la certitude que les décisions stratégiques qu’elle a prises sont irréversibles et qu’elles seront correctement appliquées. »
Signe qui ne trompe pas : la justice américaine conserve la possibilité de saisir les avoirs financiers libyens aux États-Unis, bien que ceux-ci soient officiellement débloqués, de même que toute nouvelle entrée d’argent. Diverses plaintes visant la Jamahiriya sont en effet en cours d’instruction. Dans l’affaire de Lockerbie, plusieurs familles ne sont pas satisfaites du montant de l’indemnisation (10 millions de dollars), pourtant négocié à l’amiable, et souhaitent obtenir davantage. Certaines réclament même la mise en accusation de Kadhafi. Les familles des victimes américaines de deux autres attentats, celui contre le DC-10 de la compagnie française UTA (1989) et celui contre la discothèque La Belle, à Berlin (1986), ne sont, elles non plus, pas satisfaites. S’agissant de ce dernier, l’accord conclu le 3 septembre entre la Fondation de Seif el-Islam Kadhafi et les avocats des 168 victimes non américaines (1 mort, 167 blessés) concernant le versement de 35 millions de dollars ne leur est pas opposable.
Quoi qu’il en soit, le versement de la première tranche (15 millions de dollars) de l’indemnisation a conduit le chancelier allemand Gerhard Schröder à programmer une visite à Kadhafi à la mi-octobre. Le 22 septembre, les vingt-cinq ambassadeurs européens à Bruxelles ont proposé la levée définitive des dernières sanctions contre la Libye. Cette proposition devrait être entérinée par les ministres des Affaires étrangères le 11 octobre, à Luxembourg. Les pays de l’UE, et notamment l’Italie, seront alors autorisés à vendre à la Libye certains équipements militaires (avions, hélicoptères, blindés, navires, radars) censés lui permettre d’endiguer le flux des immigrés clandestins. L’utilisation de ces matériels sera toutefois soumise à un « code de bonne conduite » : le gouvernement libyen ne pourra s’en servir contre son propre peuple. Quand l’UE aura obtenu les apaisements qu’elle réclame, la reprise de la coopération économique et institutionnelle pourra être envisagée. Celle-ci ne se limitera pas au commerce pétrolier, qui, faut-il le rappeler, n’a jamais souffert de l’embargo.
Bref, soumise à d’intenses pressions occidentales, la Jamahiriya libyenne va de concession en renoncement. Au train où vont les choses, il ne restera bientôt plus rien de ses velléités « révolutionnaires » d’antan !

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