« Le menteur », une pièce qui redistribue les rôles… et en couleur
Dans une adaptation très moderne du Menteur, de Corneille, présentée au théâtre de la Tempête, à Paris, les principaux rôles féminins ont été confiés à deux comédiennes noires. Une démarche qui reste exceptionnelle.
Des comédiennes noires sur les planches de théâtre françaises, il y en a peu. Des comédiennes noires dans l’adaptation d’un texte classique, et dans des rôles initialement campés par des actrices blanches, encore moins. A l’heure où le whitewashing – le fait de confier à des Blancs des rôles écrits pour des Noirs – continue à rendre invisibles les comédiens non-blancs au cinéma comme au théâtre, Julia Vidit, metteure en scène de la comédie baroque Le Menteur de Corneille, a décidé d’injecter une bonne dose de diversité à la pièce.
Aux côtés de l’actrice d’origine centrafricaine et martiniquaise, Aurore Déon – dans le rôle de Lucrèce – et de la Guadeloupéenne Karine Pédurand, qui incarne le personnage de Clarice, apparaissent des comédiens venus de tous les horizons. « Je crois que Julia Vidit avait surtout envie de représenter une jeunesse d’aujourd’hui avec des actrices noires ou pas », estime Aurore, à présent en habits de ville, désencombrée de son corset pailleté et de sa robe en tulle orange et vert fluo !
De la couleur sur les planches
La pièce de Corneille, jouée pour la première fois en 1644, a bénéficié d’un sérieux coup de polish. Rappelons l’intrigue. Dorante, séduisant provincial débarqué à Paris, qui a d’ailleurs des allures de hipster dans son blouson camouflage à doublure léopard et ses baskets dernier cri – ment comme il respire. Il s’invente des exploits pour épater sa bien-aimée. Clarice ? A moins qu’il ne s’agisse de Lucrèce…
Embourbé dans ses menteries, le fanfaron charismatique met un mauvais prénom sur le minois de la jeune fille rencontrée la veille… De là naîtront une série de quiproquos et des stratagèmes tordus et tordants pour conquérir sa belle. Laquelle ferait d’ailleurs mieux de se faire passer rapidement la bague au doigt avant de finir vieille fille. Non, cette pièce, à la mise en scène impeccable, n’est définitivement pas en noir et blanc ! Elle est un kaléidoscope en néon où le décor en structure de verre crée un jeu de miroirs grisant entre le siècle de Louis XIV et aujourd’hui.
Redistribuer les rôles
La saveur du texte originel en vers et alexandrins a été conservée – hormis une ou deux libertés glissées ici et là – et c’est dans la gestuelle, les costumes pop et les interludes sur fond d’électro que réside toute sa modernité. Et bien sûr dans le choix de la distribution. « C’est signifiant de faire jouer des comédiennes noires même si la question de la couleur de peau ne devrait pas se poser », explique l’interprète de Lucrèce, qui a déjà joué un rôle dit « color blind » dans une œuvre classique, Savantes ? : une adaptation libre de Molière signée Rébecca Chaillon. « Cela pose la question de la représentativité des femmes noires, il y a presque une visée politique », hésite-t-elle à prononcer tout en hochant la tête.
« A aucun moment dans la pièce il y a des allusions à notre couleur de peau. C’est cela qui me plaît, reconnaît sa partenaire de scène, Karine Pédurand. Quand Julia m’a parlé du questionnement qu’elle avait à me recruter, cela n’a pas été un argument de vente. On a même parlé de la question de l’accent », détaille la Guadeloupéenne qui a donc effacé sa prononciation créole pour embrasser la diction du XVIIe siècle. « Le vers est une autre langue, les accents toniques sont ailleurs, tout le monde doit s’ajuster », complète-elle. Celle qui a fait ses classes sur son île natale est avant tout une comédienne, désireuse de pouvoir endosser tous les rôles. Pour autant, la jeune femme a toujours le sentiment de devoir travailler plus pour exister.
Aussi, des gestes artistiques comme celui de Julia Vidit permettent-ils de faire « cohabiter tout le monde », précise Aurore. « Notre acceptation ne se fera que dans le fait d’être ensemble », complète son acolyte, qui refuse pour autant de voir les créations non-mixtes comme du théâtre de niche ou des créations communautaristes. Ici, il s’agit de repenser les rôles et ne pas les enfermer dans des représentations raciales ou de genre figés. Preuve avec le personnage du valet Cliton. « Il y a une réflexion féministe dans le choix de la metteure en scène de distribuer un rôle masculin à une femme », éclaire Aurore.
Vérité émancipatrice
Un espace de liberté nécessaire qui permet de rompre avec la « représentation hétéro-normative des textes classiques », avoue la metteure en scène qui a souhaité porter un regard sur la place des femmes et des actrices en interrogeant les rôles qu’on veut bien leur attribuer. Clarice relèvera la jupe et lâchera ses cheveux en gage de liberté et se livrera à un discours féministe – un ajout de texte écrit par le dramaturge Guillaume Cayet – pour s’affirmer et échapper au mariage arrangé. « J’ai été l’une des premières présentatrices à porter l’afro à la télé en Guadeloupe, et tout le monde m’accusait d’être dans une revendication pro black, alors que j’étais juste moi, se souvient Karine Pédurand. Clarice à ce
moment-là devient elle-même. Elle se libère pour qu’on la voie enfin pour ce qu’elle est ».
A l’heure où même le Royaume-Uni peine à voir ses planches de diversifier – l’acteur Paapa Essiedu devenait en 2016, seulement, le premier comédien noir à jouer Hamlet pour la Royal Shakespeare Academy dans un casting 100% noir – Le Menteur s’engage ici à proposer une autre vérité dans un élan de liberté… bienvenu !
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