Heureux comme un musulman en France

Publié le 27 septembre 2004 Lecture : 7 minutes.

« A quelque chose malheur est bon », dit la sagesse des nations. Et le Coran. C’est en tout cas la réflexion que doivent méditer les musulmans de France. Après la prise en otages, le 20 août, de deux confrères français en Irak, le destin de cette communauté a basculé. Du bon côté. Du jour au lendemain, les musulmans français sont devenus des Français musulmans. Des Français à part entière, pour reprendre la formule inventée par de Gaulle il y a un demi-siècle. Le regard des autres a changé. Comme leur regard sur eux-mêmes.
Cette révolution s’est produite presque par hasard. L’abrogation de la loi sur le voile exigée par les ravisseurs est purement fortuite. On a d’abord kidnappé les deux Français. Puis, lorsqu’on a découvert qu’ils appartenaient à un pays malgré tout respectable, on s’est mis à lui chercher des poux pour justifier l’opération. D’où le voile. D’ailleurs, on invoquera d’autres « crimes » avec la même approximation.
Entre-temps, divine surprise, les musulmans de France prennent mal leur embrigadement. Car ils se sentent eux-mêmes pris en otages. Les jeunes filles ne sont pas les dernières à s’indigner. La vedette revient à Fathia Ajebli, cette militante islamiste qui « refuse que son voile soit taché de sang ». Et de s’offrir « en otage de substitution »…
C’est cette irruption d’une conscience musulmane française qui fait événement. L’entrée en scène des dirigeants du Conseil français du culte musulman (CFCM), spontanée ou sollicitée, force le respect parce qu’elle reflète le sentiment de tous. Le voyage à Bagdad suggéré par Fouad Alaoui, le leader de l’UOIF (Union des organisations islamiques de France), frappe à juste titre les esprits. Du coup, l’islam de France n’est plus toléré, accepté ou, au besoin, utilisé. Il acquiert une valeur propre, une valeur ajoutée. Je veux dire qui s’ajoute le plus naturellement du monde aux valeurs de la République.
Comment en est-on arrivé à cette situation plutôt enviable ?
Je crois bien que la mise en place par Nicolas Sarkozy, en 2002, d’institutions représentatives a été déterminante. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, dont le sens politique est connu, a rompu avec la frilosité de ses prédécesseurs, de droite comme de gauche. Lui ne s’est pas attardé sur les obédiences étrangères (algérienne, marocaine, saoudienne…) qui avaient différé l’organisation des musulmans. Estimant que l’entrisme des uns ou le noyautage des autres finiraient par reculer voire disparaître devant la force d’attraction de la France. Contrairement à une croyance séculaire, puisqu’elle remonte aux relations tourmentées de la France avec l’Algérie, l’islam est soluble dans la République. Il est temps de traiter les Français musulmans comme les autres. Le pari de Sarkozy s’est révélé gagnant. On en a eu des preuves sans nombre lorsque éclata la crise des otages. Les différentes sensibilités représentées au CFCM, à commencer par les islamistes, qui, la veille, préparaient une rentrée chaude afin de défendre les « soeurs » privées d’école pour cause de voile, font preuve de maturité, d’esprit de responsabilité. Et, ce qui ne gâche rien, de savoir-faire politique. Ce ne sont pas des béni-oui-oui ou des Arabes de service qui défilent à la télévision. Qu’ils apparaissent à Paris aux côtés des excellences de la République ou à Bagdad en compagnie des vénérables oulémas, qu’ils s’expriment dans la langue de Voltaire ou celle du Coran, ils tiennent le même langage.
À vrai dire, l’organisation de la communauté ne pouvait être trop différée sans dégâts. Avec quelque six millions de musulmans, dont plus de cinq millions sont des citoyens français, on a affaire à une force électorale qui comptera de plus en plus. Et comme il existe un « vote juif », un « vote musulman » devrait émerger.
Autre facteur de célérité : le terrorisme international. Le loyalisme éprouvé des musulmans de France n’est pas en cause : on l’a bien vu lors de la vague terroriste de 1995 comme lors des crises du Golfe. Mais enfin, après le 11 septembre, après les attentats qui ont frappé des pays qu’on croyait immunisés, il devenait impérieux de s’occuper sérieusement – c’est-à-dire politiquement – d’une communauté nombreuse et naturellement exposée.
De telles considérations ont certainement pesé du côté de l’État. Du côté des musulmans, il est clair qu’ils ont tout à gagner avec l’institutionnalisation de l’islam français. On disait naguère : « Heureux comme un juif en France ». On pourrait dire désormais : « Heureux comme un musulman en France ».
Ce qui se passe n’est pas banal puisqu’il s’agit bel et bien du mariage de l’islam et de la liberté, qui depuis des siècles, on ne le sait que trop, ne font plus bon ménage. Devant cette nouvelle donne, les calculs stratégiques des islamistes, comme les périls communautaristes, ne pèseront guère. En France, les musulmans et les musulmanes aspirent, dans leur imposante majorité, à vivre leur foi dans la liberté et la tranquillité. Sans doute ont-ils tendance, dans leur quête d’identité, parfaitement compréhensible, à confondre leur religion avec ses représentations et déguisements, fabriqués ailleurs à coups de pétrodollars et de charlatanisme. Les musulmans, en France, comme dans leurs pays de provenance, se sont emparés de ces marchandises frelatées, sans trop y regarder, en toute bonne foi. C’est ce qu’ils trouvaient sur le marché. Mais ce commerce-là ne fait plus recette. Après le 11 septembre, on a enfin compris que l’intégrisme, cet opium des peuples musulmans, faisait des ravages, loin, très loin de la terre d’islam.
Il faut dire aussi que le mariage, sous le beau ciel de France, de l’islam et de la liberté, est une aubaine pour la religion du Prophète. Plus peut-être que les autres confessions, l’islam se prête, implique, exige la participation active des fidèles. La proximité historique de l’islam (le VIIe siècle n’est pas loin…) n’y est pas étrangère. Mohammed, c’est Jeanne d’Arc plus Napoléon : il entend des voix, il est branché sur les mystères du Ciel. Mais il est aussi un homme parmi les hommes : il fait de la politique, conquiert des territoires et jette les fondements d’un empire. On peut donc le connaître, l’étudier, c’est même recommandé. Seulement voilà : les impératifs du pouvoir ne coïncident pas avec les exigences de la foi. Dès que l’islam s’est renforcé, installé en empire, on s’est empressé, pour la tranquillité dudit empire, de « fermer les portes de l’ijtihad », c’est-à-dire de la réflexion, de la recherche fondamentale. Fini, tout est dit et écrit, on ne réfléchit plus, on adore Dieu ou l’empereur, c’est tout comme. On obéit.
Certes, on peut discuter des multiples causes de la décadence de l’islam et de la léthargie des musulmans. Mais à coup sûr, la séparation programmée, systématique, codifiée, le divorce consommé entre foi et liberté y a été pour quelque chose.
Or c’est cette malédiction historique qui a aujourd’hui des chances de changer en France. D’ores et déjà, la recherche fondamentale en matière d’islam, l’ijtihad moderne, a conquis des contrées significatives. Les travaux de Mohamed Arkoun font autorité. Abdelwahab Meddeb dit ce qu’il faut sur l’islamisme et ses ravages (La Maladie de l’islam, Le Seuil). Youssef Seddik a confectionné une édition chronologique du Coran, laquelle rompt avec le classement formel (de la plus longue sourate à la plus courte) qui favorise l’interprétation littérale. Autre audace stimulante : Fethi Benslama a entrepris de soumettre l’islam à l’épreuve de la psychanalyse ou l’inverse (La Psychanalyse à l’épreuve de l’islam, éd. Aubier). On peut citer encore Abdou Filali-Ansary : il a traduit le petit livre extrêmement précieux d’Ali Abderrazik (1925) qui jette les bases de la laïcité en islam…
Il est vrai que ces travaux ne touchent pas un large public. Les médias préfèrent solliciter Tariq Ramadan, un politicien malin qui sait manipuler séduction et provocation, qu’un Fethi Benslama, qui n’a rien à vendre. Mais on peut soutenir que cette réalité-là devrait, à son tour, changer.
À force de fermer des portes de l’ijtihad, on a fini par ouvrir celles du jihad qui, avec Oussama Ben Laden, devient synonyme de barbarie. Avec l’aventure de Bush en Irak, ce sont les portes de l’enfer qui sont grandes ouvertes. C’est Amr Moussa, le patron de la Ligue arabe, qui l’affirme, sans préciser ce qu’il convient de faire. Il faut dire que les Arabes sont soumis au même chantage, et par Bush et par Ben Laden : avec nous ou contre nous.
Or voilà que les musulmans de France refusent la barbarie qui tablait sur leur adhésion réputée acquise. Ils font ainsi le premier pas, celui qui compte, dans la bonne direction. Ils prennent une option sur un islam de liberté, loin des archaïsmes identitaires et des certitudes meurtrières. Tôt ou tard, sous l’influence des croyants qui doutent (comme tous les vrais croyants), ils rencontreront sur leur chemin ces intellectuels qui ont entrepris, dans la solitude et le courage, de défricher la jungle de la pensée musulmane.

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