Femi Kuti donne de la voix

Même s’il donne l’impression de vouloir se démarquer du radicalisme de son père Fela, l’artiste nigérian revendique fièrement son héritage. Comme lui, surtout, il fulmine contre les dirigeants de son pays.

Publié le 27 septembre 2004 Lecture : 7 minutes.

Après la mort de son père Fela Anikulapo, en 1997, le jeune Nigérian Femi Kuti s’est retrouvé dans le rôle de leader du mouvement musical afrobeat, style inventé par Fela lui-même. À 42 ans, ce père d’un garçon de 9 ans donne l’impression de vouloir se démarquer du radicalisme politique et musical que son père véhiculait, en affichant l’image d’un homme plus posé. Ce qui ne l’empêche pas de parler avec enthousiasme du Shrine, la « boîte » que Fela avait fondée dans les années 1970, qu’il a fait reconstruire, et de s’enflammer lorsqu’il s’agit de parler politique. Le flux des mots s’accélère, et le yorouba vient de temps en temps se mêler à l’anglais.
Nous l’avons rencontré dans un bar parisien à l’occasion de la sortie de son nouvel album enregistré en public et accompagné d’un DVD concert-documentaire sur cet événement.

Jeune Afrique/l’intelligent : Après les succès de Shoki Shoki et de Fight to Win, vous avez fait le choix de réaliser votre dernier album chez vous, au Nigeria. Pourquoi ?
Femi Kuti : Barclay m’a lâché, car j’avais renvoyé mon manager. Je n’avais plus de maison de disques jusqu’à ce que UWE [son nouveau label] me contacte, je ne sais toujours pas comment ! Ils n’avaient aucun contrat, ils sont juste venus à Lagos pour faire un disque avec moi. Leur discours m’a plu, notamment lorsqu’ils ont voulu qu’on enregistre en Afrique afin de faire travailler des Nigérians.
J.A.I. : C’est un live où ne figurent que de nouvelles compositions ?
F.K. : Oui, sauf une chanson de mon père, « Water No Get Enemy », et « 97 », qui était sur mon album précédent.
J.A.I. : Pourquoi ne pas avoir d’abord enregistré en studio ?
F.K. : On a commencé par enregistrer en studio, mais il y avait trop de bla-bla, de discussions. Et puis l’idée est venue d’enregistrer au Shrine. L’album est donc le reflet de trois nuits dans cette salle.
J.A.I. : Comment définiriez-vous votre style par rapport à l’héritage musical de Fela ?
F.K. : Il est le créateur de l’afrobeat, quant à moi, j’ai débarqué dans cette mouvance. On peut comparer les époques, comprendre la sienne avec ses souffrances, et la mienne, c’est à ce niveau-là que la différence peut se faire. Si j’étais jeune aujourd’hui, je serais probablement plus agressif, plus impatient. Mais Fela est Fela et Femi est Femi. Si un jour mon fils devient musicien, les gens lui poseront la même question. Mais il connaît déjà la réponse. Il reconnaît Fela et il reconnaît Femi, et il doit déjà être en train de construire son propre style.
J.A.I. : N’êtes-vous pas lassé d’être incessamment comparé à Fela ?
F.K. : Non, c’est normal ! Je suis fier de lui. J’imagine souvent que si j’étais le fils de Mobutu ou d’Obasanjo, je serais très mal à l’aise de voir que mon père est corrompu. Alors, même si Fela est mort du sida, je reste fier. Quand je regarde sa vie, vous savez, les bagarres, les descentes de milices, de flics… Je ne dirais pas qu’il était le plus parfait des pères, mais j’en suis réellement fier.
J.A.I. : Vos deux albums précédents avaient des sonorités occidentales. Avec le dernier, on a l’impression que vous avez eu envie de revenir aux sources de l’afrobeat ?
F.K. : C’est toujours ce que j’ai voulu faire ! Beng Beng Beng était une introduction à l’afrobeat en Europe. Fight to Win était un album plus engagé qui essayait de sensibiliser des artistes américains à ce qui se passe en Afrique. Maintenant, j’en ai ras le bol d’essayer de convaincre les gens de la nécessité d’aider l’Afrique. Le temps manque, et nous devons faire quelque chose. Si personne ne veut en entendre parler, j’agirai à ma façon, avec mon propre style. C’est pourquoi je mise beaucoup sur le Shrine et sur ma nouvelle maison de disques qui n’est pas là à me dire à tout bout de champ ce que je dois faire. J’ai vraiment pu m’exprimer à mon aise avec ce nouvel album. C’est dans ce sens que je veux me diriger musicalement.
J.A.I. : Venons-en au Shrine, justement ! Comment fonctionne-t-il aujourd’hui ?
F.K. : La journée, nous essayons de faire de l’aide sociale, d’instruire les gens politiquement et, le soir, nous continuons de donner des concerts. Avec mon groupe, nous jouons les jeudis, vendredis et dimanches souvent jusqu’à très tard. Les concerts réunissent un minimum de 2 000 personnes.
J.A.I. : Pourquoi le Shrine est-il un endroit mythique ?
F.K. : Parce que c’est le centre du monde ! Pour un musicien, si vous n’avez pas joué au Shrine, vous n’avez jamais réellement joué. Les sensations que procure cette salle, l’ambiance, il y a une force dans ce lieu que moi-même je n’arrive pas à expliquer. Mon père et son entourage n’ont pas vu ce qui pouvait être fait de cet endroit. Mais nous, ses enfants, l’avons compris. Il ne nous restait plus qu’à tout reconstruire.
J.A.I. : Comment voyez-vous le Nigeria aujourd’hui ?
F.K. : J’ai plutôt une vision sur l’Afrique. Ce continent est au plus bas. Je ne peux comprendre comment les dirigeants de ce monde ont pu le laisser tomber. Cela fait quarante ans que les leaders européens ou américains traitent avec des hommes corrompus tout en le sachant, et ils regardent depuis quarante ans la population aller de plus en plus mal. Cela me rend très triste. À l’heure actuelle, il n’y a pas de futur pour l’Afrique. Ce n’est que corruption, les dirigeants essaient de tout nous prendre.
J.A.I. : Vous ne croyez pas aux changements ?
F.K. : Ceux qui y ont cru, les N’Krumah, Marcus Garvey, Malcolm X, Lumumba, Sankara… mon père, sont tous morts parce qu’ils y croyaient. Le Rwanda meurt, le Soudan meurt, il n’y a plus rien au Liberia, en Côte d’Ivoire, en Éthiopie… Où sont les pays africains qui peuvent lever la tête ? Il y en a deux ou trois, sur cinquante-trois.
J.A.I. : Le Mass [Movement Against Second Slavery, mouvement politique créé par Femi Kuti] est-il toujours actif ?
F.K. : En moi oui ! Mais j’ai découvert que les organisations ne réussissaient jamais en Afrique. C’est encore et toujours des histoires d’argent. Le but du Mass était de rassembler les consciences en Afrique. Mais, même à ce niveau, il y avait de la corruption, beaucoup de monde voulait l’argent que je rapportais, il fallait toujours faire des compromis. Je faisais des concerts gratuits en Afrique pour faire découvrir ce mouvement. Puis j’allais en Europe donner des spectacles pour avoir des fonds pour notre lutte, mais rien ne bougeait. Et puis, il y a eu le Shrine. Avec ce projet, je peux tout contrôler et agir à ma façon.
J.A.I. : Pourrait-on vous voir un jour dans les habits d’un politicien ?
F.K. : Seulement si on m’y force. Seuls les fous deviennent présidents au Nigeria. Il faudrait que ce soit le peuple qui me mette en place et là je demanderais aux gens s’ils sont prêts à me suivre. Mais si j’avais à faire campagne, je devrais forcément quelque chose à quelqu’un, et je ne pense pas qu’en achetant les élections on puisse avoir le pouvoir de faire changer les choses.
J.A.I. : Quel est votre sentiment lorsque vous voyez aujourd’hui Olusegun Obasanjo(*) à la tête du Nigeria ?
F.K. : Je n’ai pas une once de respect pour lui, son gouvernement et pour toutes les personnes qui gravitent autour de ce pouvoir. Une bande de corrompus. Ces dirigeants sont une honte. Ils ont voyagé à travers l’Europe, le monde, leurs familles les accompagnent, ils voient la différence. Mais, lorsqu’ils rentrent au pays, tout ce qui les intéresse, c’est de vivre comme des rois.
Quand je viens en France, je vois des rues bitumées, des arbres, des voitures et je sais que tout cela est très difficile à entretenir. Puis je rentre au Nigeria : pas d’électricité, pas d’eau, rien. Nos dirigeants ont pourtant le pouvoir de faire des changements. Ce n’est pas une question de moyens, car l’argent est là. S’il y a un enfer, ils devraient y aller, ils devraient tous y aller.
J.A.I. : On vous a vu aussi militer pour une action contre le sida en Afrique, pour l’accès aux médicaments pour tous.
F.K. : En Afrique, on entend parler de médicaments, de traitements, mais c’est tellement cher. Pourquoi ? Il est évident que quelqu’un veut que nous mourions tous.
J.A.I. : Vous vous êtes également impliqué dans le projet Red Hot and Riot, un disque-hommage à Fela dont les bénéfices doivent aller à la lutte contre le sida. Avez-vous des échos des retombées financières de ce disque ?
F.K. : Toujours les mêmes conneries. On voit un jour une association qui dit : nous allons aider l’Afrique, mais, souvent, ils n’en ont rien à faire. Souvenez-vous du projet We are the World. Avec tout l’argent qu’ils ont récolté, ils auraient probablement pu éradiquer la famine en Éthiopie, mais ils ont préféré envoyer du lait en poudre que les Éthiopiens n’ont pu utiliser à cause de l’eau polluée. C’était juste une grosse opération marketing. Les Éthiopiens avaient surtout besoin d’argent.
J.A.I. : C’est un Femi Kuti en colère qui revient aujourd’hui ?
F.K. : Il y a dix ans, j’avais 32 ans, je me battais pour écrire des chansons, monter un groupe de musique, le faire vivre. Depuis, j’ai beaucoup voyagé, j’ai vu différentes cultures, rencontré des gens, j’ai compris pas mal de choses. Je ne regarde plus la télé, je ne lis plus les journaux et j’en ressors plus que satisfait spirituellement. Je sais maintenant qu’il y a deux mondes, celui de la vérité et celui du mensonge. Celui du mensonge est à la télé. Elle n’a rien à voir avec la réalité, avec nos existences, on voudrait nous montrer un monde merveilleux, mais le monde a été spolié par l’avidité et le pouvoir.

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* Le président actuel dirigeait déjà le pays en 1977 quand des soldats venus détruire la maison de son père ont défenestré sa grand-mère Olufunmilayo Ransome Kuti, alors âgée de 78 ans.

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