Entre brousse et frime

En raison du sous-développement de son réseau routier, l’Afrique est une terre d’élection pour les véhicules 4×4. Les constructeurs japonais dominent le marché, mais la compétition se fait de plus en plus vive.

Publié le 27 septembre 2004 Lecture : 6 minutes.

Que serait l’Afrique sans le taxi-brousse ? Pour l’essentiel, un ensemble de villages isolés et abandonnés à eux-mêmes. Dans les montagnes de l’Atlas comme dans les forêts équatoriales de l’Afrique centrale, dans les oasis sahariennes comme dans les villages de banco du Sahel, l’arrivée d’un pick-up tout-terrain pétaradant, surchargé de passagers et de marchandises, c’est la vie !
Les robustes véhicules à quatre roues motrices – les « 4×4 » – n’ont pas d’équivalent pour avaler les kilomètres sur les pistes défoncées à la saison des pluies ; ou pour déjouer les pièges des sables et des dunes. En Afrique, Toyota, Isuzu, Nissan, Land Rover sont devenus des noms communs.
« En Afrique, le 4×4 est vraiment utilisé », souligne Francis Mathieu, directeur général adjoint Africa de CFAO, importateur et distributeur automobile dans vingt-cinq pays d’Afrique. Sous-entendu : pas comme aux États-Unis, où l’on vend désormais plus de véhicules tout- terrain que de classiques berlines, bien que le pays dispose de l’un des meilleurs réseaux routiers au monde… Et pas comme à Paris, Londres ou Berlin, où de luxueux 4×4 de plus de deux tonnes encombrent les rues des quartiers chic, sans jamais voir la moindre ornière d’un chemin de campagne.
Et pourtant… En Afrique aussi, le 4×4 peut être le signe voyant de la réussite sociale. Les bienheureuses « mama Benz » du Togo et d’ailleurs, après avoir fait fortune dans le commerce de wax, se laissent désormais tenter par des modèles comme le rutilant Mercedes ML de la firme de Stuttgart, en Allemagne. Les hommes d’affaires de Libreville ou de Yaoundé en pincent pour de luxueuses Toyota Prado ou Range Rover, avec six airbags, sellerie et levier de vitesse cuir, ordinateur de bord, toit ouvrant, lecteur de CD quadriphonique, etc.
En général, toutefois, le succès du 4×4 en Afrique s’explique par l’état du réseau routier. Les pays disposant de pistes plutôt que de routes bitumées en sont les plus grands consommateurs. « Les véhicules tout-terrain se vendent beaucoup au Sahel et en Afrique centrale, souligne Francis Mathieu. Au Gabon, par exemple, le 4×4 est une nécessité pour se déplacer. En revanche, la Côte d’Ivoire n’est pas un gros marché, car le réseau routier y est, dans l’ensemble, de bonne qualité. »
Lointains héritiers de la célèbre Jeep de l’armée américaine de la Seconde Guerre mondiale, les 4×4 ont pour mission de « passer partout ». Les modèles vendus sont en outre « tropicalisés », avec un double réservoir et deux roues de secours : ils sont conçus pour parcourir de longues distances, en parant aux imprévus. Ainsi, les ventes de CFAO Africa en Afrique de l’Ouest et centrale (Gabon, Cameroun, Côte d’Ivoire, Sénégal, Ghana et Togo essentiellement) restent relativement stables : environ 5 500 véhicules de type 4×4 par an. Dans le détail, le distributeur vend chaque année en Afrique 3 000 pick-up (4×4 utilitaire à plate-forme arrière découverte) et 2 500 « station wagons » (les 4×4 plus urbains, de type Toyota LandCruiser, Mitsubishi Pajero et Nissan Pajero).
Pourtant, le 4×4 se développe aussi dans certains pays africains dotés d’axes routiers bien entretenus, comme au Maroc : sur 1,7 million de véhicules vendus chaque année, environ 10 % (soit 170 000 véhicules !) sont des 4×4. « Ce type de véhicule est justifié au Maroc non seulement pour la montagne, mais aussi parce qu’il est conçu pour les chemins les plus difficiles », veut croire Mohamed Larhouati, directeur général du groupe de distribution Auto Hall et président de l’Association des importateurs de véhicules automobiles montés (Aivam). « Mais c’est aussi un véhicule qui assure une certaine sécurité, qui protège bien en cas de choc. Et puis, le 4×4 est à la mode, il fait sportif et jeune, il chatouille l’ego… » ajoute-t-il en souriant.
En fait, les ventes du marché automobile marocain ressemblent de ce point de vue à celles des marchés européens : la part des 4×4 y atteint 5 % à 10 % – sans que, en revanche, les routes européennes le justifient en quoi que ce soit… Mais, sur le continent, c’est en Afrique du Sud et en Égypte que le 4×4 réalise ses plus grosses ventes. Ces deux pays bénéficient de populations importantes, avec des classes moyennes et supérieures solvables. À tel point que les grands constructeurs y disposent d’usines d’assemblage de 4×4, destinés surtout à alimenter le marché national et, parfois, les pays voisins. La production locale évite le paiement de droits de douane, très élevés pour l’importation de véhicules finis. En Afrique du Sud, les japonais Toyota et Nissan, le britannique Land Rover et le germano-américain DaimlerChrysler notamment, comptent d’importantes unités de production. En Égypte, on trouve Toyota, Nissan et Suzuki. Chrysler produit au Caire la Jeep Cherokee (1 000 véhicules par an depuis vingt-cinq ans) pour le marché local et le Moyen-Orient, ainsi que des 4×4 de transport militaire Wrangler. À titre de comparaison, Chrysler-Jeep-Dodge a vendu l’an dernier 4 500 véhicules 4×4 au Moyen-Orient, 4 000 en Afrique du Sud, 2 000 en Égypte, mais seulement 450 en Afrique de l’Ouest, 250 en Afrique australe et 100 au Maroc.
Les constructeurs japonais dominent le marché, mais ils sont de plus en plus concurrencés. La suprématie nippone s’est révélée en 1977, quand les accords de Lomé entre les pays ACP et l’Europe ont été révisés, alignant les droits de douane des produits extra-européens sur ceux des produits européens. Les prix des tout-terrain japonais se sont révélés compétitifs, d’autant que leurs constructeurs n’ont pas hésité alors à recourir au dumping pour s’implanter en Afrique. Ironie de l’histoire : les Nippons reprochent aujourd’hui cette pratique à leurs concurrents coréens Hyundai, Kia et Ssangyong.
« Les Japonais ont également su proposer des petits véhicules, bien adaptés aux conditions tropicales, avec des motorisations diesels », reconnaît sportivement Guy Molina, responsable de la planification des ventes pour l’Afrique de DaimlerChrysler. Il est vrai que Toyota, Nissan, Suzuki ou Isuzu ont déjà testé leurs modèles en conditions réelles, dans les pays d’Asie du Sud-Est.
Les résultats sont là. Toyota s’est imposé comme la première marque automobile en Afrique (1,6 million de véhicules de tous types vendus en 2003), avec un fort développement dans le tout-terrain : le Toyota Land Cruiser est sans doute le 4×4 le plus diffusé sur le continent. « C’est le modèle le plus vendu au Maroc, suivi par le Mitsubishi Pajero », indique Mohamed Larhouati.
« Le Toyota Land Cruiser est devenu le véhicule de direction d’entreprise, tandis que le Toyota Prado, encore plus luxueux, est le préféré des diplomates », souligne Didier Callaerts, créateur du site Web Africachats, spécialisé dans l’exportation d’automobiles vers l’Afrique à partir d’Anvers, en Belgique. De même, CFAO Africa, qui dispose de la représentation exclusive de Toyota dans treize pays, attache la plus grande importance à son partenariat avec la marque japonaise : « Nous représentons ce constructeur depuis quarante ans en Afrique subsaharienne », indique Francis Mathieu.
Nissan et Mitsubishi suivent de près le grand constructeur nippon sur le continent. Le constructeur britannique Land Rover (gammes Land Rover et Range Rover) reste bien implanté dans toute l’Afrique anglophone, même si ses positions ont tendance à être grignotées. Les constructeurs coréens, avec des pratiques commerciales agressives, s’attaquent désormais aux positions conquises par les Nippons. Ainsi Hyundai Motor mise fortement sur l’Algérie, ayant repris l’usine de Constantine qui appartenait à son défunt concurrent Daewoo. Le groupe commercialisera l’an prochain son luxueux modèle Tucson, qui fait un « tabac » aux États-Unis.
Sur le créneau des 4×4 haut de gamme, les constructeurs européens et américains s’attaquent aussi à l’hégémonie asiatique : BMW X5, Volkswagen Touareg, Mercedes Classe M ou ML se rencontrent désormais dans les rues des capitales africaines. Mais le luxe n’est pas le seul marché. Si « 2004 s’annonce comme une bonne année pour Chrysler en Afrique de l’Ouest », selon Guy Molina, c’est notamment en raison de la vente de 60 Dodge pick-up à l’armée sénégalaise, d’un gros contrat de pick-up Dakota pour les services publics du Bénin et d’un autre de Grand Cherokee pour des ONG au Liberia.
Comme outil de travail pour l’agriculture, l’industrie, l’artisanat, le commerce ou les services publics, le 4×4 joue donc en Afrique un rôle irremplaçable. En tant que signe extérieur de richesse, en revanche, son impact est plus contestable. En Amérique et en Europe, où la vogue a été lancée, le « tout-terrain de ville » est désormais contesté : « Lourd, encombrant, inadapté, inesthétique, prétentieux, polluant », dénoncent les écologistes, qui commencent à se faire entendre. Le maire de Londres envisage ainsi d’interdire aux 4×4 la circulation dans le centre de la capitale britannique. De la même manière, le renchérissement du prix du pétrole ne va pas dans le sens de l’expansion des tout-terrain. Ce que certains contestent : « C’est un faux débat, plaide Mohamed Larhouati, les modèles récents ne consomment que 10 à 11 litres de carburant aux 100 kilomètres, contre 15 litres il y a quelques années. Ils sont moins polluants qu’un véhicule classique mais âgé. » La polémique a encore de beaux jours devant elle.

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