Démocratie en trompe l’oeil

Imposée par les États-Unis, l’élection présidentielle du 9 octobre, dont le vainqueur est de surcroît connu d’avance, ne résoudra en rien les problèmes d’un pays miné par le terrorisme et les rivalités ethniques.

Publié le 27 septembre 2004 Lecture : 6 minutes.

Ils se tiennent bien droits, à la fois fascinés et guindés devant l’objectif. Les candidats à la première élection présidentielle au suffrage universel direct de l’histoire de l’Afghanistan, qui seront opposés au président sortant Hamid Karzaï, le 9 octobre, s’initient au « marketing politique ». Ils sont conseillés par Awaz, une maison de production de Kaboul, qui a reçu des subventions de l’ONU. Drôle d’ambiance : le général Abdul Rachid Dostom, par exemple, chef de guerre ouzbek tout-puissant dans sa région de Sheberghan (Nord-Ouest), fait ses premières armes de candidat new-look. On l’a dissuadé, pour ses affiches de campagne, de prendre la pose devant un cimetière de « martyrs » morts au combat contre les talibans ! C’eût été malvenu pour « communiquer sur le nouvel Afghanistan » et de bien mauvais goût de la part d’un homme à la cruauté légendaire. Le général, colosse au visage poupin, yeux bridés et cheveux ras, s’est incliné : il sourit désormais devant un chantier, symbole de la reconstruction.
Au-delà de ces vidéoclips de circonstance « importés » d’Occident, la démocratie que les États-Unis veulent imposer, à marche forcée, dans un pays de tout temps rétif aux influences étrangères est-elle une chimère ? On serait tenté de le croire en écoutant les doléances d’une population dont les dernières illusions ont été anéanties par vingt-cinq années de guerre. De fait, malgré la présence de quelque 17 000 soldats américains et de 7 000 hommes de l’Isaf, la force internationale placée sous le commandement de l’Otan, la violence gagne du terrain. Elle ne touche plus seulement les provinces de la ceinture pachtoune (sud et est du pays), mais des régions jusque-là épargnées (Ghor, dans le centre, ou Badghis, dans le Nord-Ouest).
L’intervention militaire américaine, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, a certes provoqué la chute du régime taliban. Mais les « étudiants en théologie », soutenus par le Pakistan et leurs affidés d’el-Qaïda, reprennent du poil de la bête. Ils ont multiplié les attentats ces derniers mois dans l’objectif avoué de perturber sinon d’empêcher la tenue du scrutin.
Des employés des agences internationales (HCR, ONU) et leurs auxiliaires locaux chargés d’inscrire les Afghans sur les listes électorales en ont été les victimes. Autres cibles : les ONG comme Médecins sans frontières, qui a perdu cinq des siens le 2 juin et a décidé de cesser ses activités. Ces organisations critiquent l’action des « équipes provinciales de reconstruction » (PRT) dirigées par les Américains, qui, parce qu’elles visent à collecter des informations sensibles sur le terrain à travers des projets humanitaires, sèment la confusion sur leur travail et mettent leur personnel en danger. Ces PRT devraient, à terme, être progressivement prises en charge par l’Isaf.
Aujourd’hui, c’est au tour des candidats eux-mêmes d’être directement menacés par les talibans. Hamid Karzaï, qui a échappé à un énième attentat avant son arrivée à Gardez (sud-est), le 16 septembre, a annulé sa visite. Pas de chance, pour une fois qu’il se hasardait hors de sa capitale
Dans le Nord, tenu par les seigneurs de guerre, la situation n’est guère plus enviable. On y assiste, au fur et à mesure qu’on se rapproche du 9 octobre, à une série de fâcheries et d’alliances claniques plus ou moins claires, de revirements politiques et d’arrangements entre les candidats.
Assurés de perdre face à Karzaï, grand favori du scrutin, certains de ces potentats locaux ne se sont présentés que pour se voir offrir portefeuilles ministériels ou autres « récompenses ». Ils seront ainsi en mesure de bloquer d’éventuelles réformes. Et de garder les mains libres dans leurs fiefs, loin d’un pouvoir central dont ils n’ont jamais reconnu l’autorité, en continuant à prospérer grâce au trafic de drogue et à leur mainmise sur la quasi-totalité des droits de douane.
C’est le cas de l’Ouzbek Abdul Rachid Dostom, du chiite hazara Hadji Mohamad Mohaqiq ou du Tadjik Younous Qanouni, qui a démissionné de son poste de ministre de l’Éducation en juillet pour se porter candidat, avec le soutien des anciens de l’Alliance du Nord [les moudjahidine qui luttèrent contre l’occupant soviétique]. Considéré comme l’adversaire le plus sérieux du président sortant, Qanouni paraît aujourd’hui prêt à se rallier moyennant « compensations » pour lui et les siens au Pachtoune Karzaï, sous la houlette de Zalmay Khalilzad, ambassadeur des États-Unis à Kaboul.
Car c’est, dit-on, chez le sémillant diplomate américain (lui-même de souche afghane) que se concluent ces petits arrangements. À défaut de réformes d’envergure, Karzaï y a eu abondamment recours. Mais si le président à la coiffe d’astrakan, drapé dans de somptueuses étoffes, est passé maître dans l’art d’alterner coups de patte et cajoleries, répudiations et promotions, il peine à s’imposer autrement qu’en gravure de mode. De là à voir en lui la marionnette des Américains et en Khalilzad le véritable homme fort du pays…
Certes, il est arrivé au président « intérimaire » de prendre des mesures énergiques. Mais elles sont le plus souvent guidées par des intérêts immédiats (diviser pour régner), quand elles ne tombent pas purement et simplement à plat. Lorsque, en mars, le gouverneur d’Herat, Ismaïl Khan, prend pour prétexte l’assassinat de son fils pour s’attaquer à un commandant nommé par Kaboul, les troupes dépêchées par Karzaï sont boutées hors de la ville. Destitué le 12 septembre, le coriace Tadjik et sa puissante milice n’ont pas dit leur dernier mot.
En juillet, à Mazar e-Charif, c’était au tour d’un autre tyranneau tadjik, Mohamed Atta, de « renverser » un général qui réussissait « trop bien » à imposer la loi du pouvoir central. En pratique, à faire démanteler les barrages illégaux sur les routes et à instaurer un permis de port d’armes. Car le désarmement des miliciens est loin d’être un succès : ils ne seraient que 12 000 à avoir rendu leurs armes et seraient encore près de 60 000 dans le pays. Les seigneurs de guerre invoquent la « menace talibane » pour ne pas obtempérer. Quant aux Américains, ils rechignent à se mettre à dos ces irréductibles combattants sur lesquels ils se sont appuyés pour chasser les fanatiques religieux (talibans du mollah Omar, proches de Ben Laden ou disciples du fondamentaliste Gulbuddin Hekmatyar).
Le voudraient-ils qu’ils ne le pourraient pas : avec 17 000 hommes sur le terrain, leurs forces sont insuffisantes. Preuve, s’il en est, que la Maison Blanche n’a pas « mis le paquet » sur l’Afghanistan, considéré, dès le départ, comme une première étape dans une guerre contre le terrorisme qui visait avant tout l’Irak. À titre de comparaison, dans ce dernier pays, Washington a déployé quelque 140 000 hommes.
Et ce n’est pas l’Isaf qui changera la donne en Afghanistan, d’autant que ses interventions se limitaient jusque-là à la région de Kaboul. Les États membres de l’Otan se sont engagés, lors du sommet d’Istanbul, en juin, à étendre son mandat au-delà de la capitale et à envoyer des renforts. Certains viennent tout juste d’arriver, à Kaboul et à Mazar e-Charif. Parallèlement, la police et l’armée nationales (respectivement 21 000 et 12 000 hommes) en sont à leurs balbutiements, et leurs effectifs sont, eux aussi, bien maigres. Siddo Deva, le directeur de l’ONG Oxfam pour l’Afghanistan, résume le sentiment général : « La situation est intenable et inacceptable. »
Avant l’expiration de son mandat, en janvier dernier, le diplomate algérien Lakhdar Brahimi, l’envoyé spécial des Nations unies en Afghanistan, ne disait pas autre chose, estimant que le processus démocratique ne devait pas précéder le désarmement des factions rivales mais, au contraire, venir parachever la pacification du pays. Initialement prévue pour le mois de juin, la consultation électorale fut repoussée à deux reprises, l’ONU se trouvant dans l’incapacité, toujours pour des raisons de sécurité, de procéder en temps et en heure au recensement des 10 millions d’électeurs potentiels. C’est aujourd’hui chose faite pour près de 8,7 millions d’entre eux, dont 42 % de femmes. Mais les régions du Sud, où les talibans font régner la terreur, seront sous-représentées (avec 12 % des inscrits seulement).
Certes, ce scrutin, fût-il imparfait, a le mérite de mettre aux prises dix-huit candidats, dont une femme, Massouda Jalal (voir J.A.I. n° 2280), et de familiariser les Afghans, dont 80 % sont analphabètes, avec la pratique du vote. Mais les objectifs secrets et les discussions en coulisses laissent une impression de déjà-vu sous un vernis plus policé.
Reste à savoir quand ce vernis va se craqueler tant l’édifice hâtivement bâti par Washington est fragile. Pour George W. Bush, en tout cas, il est indispensable qu’à défaut des fondations la vitrine démocratique de ce pays arraché aux griffes des terroristes tienne jusqu’à l’élection présidentielle du 2 novembre. La sienne

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