ITC- Rencontre avec la réalisatrice Rungano Nyoni

La réalisatrice d’origine zambienne, Rungano Nyoni, signe son premier film, I’m not a Witch, qui sortira en salles le 27 décembre en France. Un conte campé dans la réalité des femmes sorcières en Afrique, isolées de la société. Entretien.

Rungano Nyoni (à g.) pose avec Emily Morgan à l’occasion des Bafta Awards de Londres, le 18 février 2018 © Joel C Ryan/AP/SIPA

Rungano Nyoni (à g.) pose avec Emily Morgan à l’occasion des Bafta Awards de Londres, le 18 février 2018 © Joel C Ryan/AP/SIPA

eva sauphie

Publié le 1 décembre 2017 Lecture : 7 minutes.

Tout juste débarquée du Portugal – où elle vit depuis plusieurs années – pour assurer la promotion de son premier film tourné en Zambie, la réalisatrice de 35 ans semble pourtant déjà impatiente de quitter l’humidité parisienne. Ultra sollicitée, Rungano Nyoni a à peine le temps d’avaler une bouchée de son plat de riz, qu’elle doit déjà enchaîner une énième rencontre presse dans cet hôtel arty du 9e arrondissement de Paris. Pour autant, la Britanno-Zambienne est consciente de « la chance » qu’elle a. Et pour cause, rares sont les réalisatrices africaines à jouir d’une exposition hors des frontières du continent.

Rungano Nyoni ne se réclamait pas du statut de réalisatrice africaine avant de se rendre à l’évidence au festival de Cannes, lors de la Quinzaine des réalisateurs en mai dernier, où là encore, elle faisait quasi figure d’exception.

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Un regard tantôt satirique tantôt désespéré

Avec I’m Not a Witch (Je ne suis pas une sorcière), Rungano Nyoni signe une fable tragi-comique d’une beauté rare. Elle nous emmène à la rencontre d’une fillette de 9 ans, Shula, accusée de sorcellerie, qui sera placée dans un camp de sorcières et privée de sa liberté. La réalisatrice s’aventure avec brio sur le terrain du conte pour porter un regard tantôt satirique tantôt désespéré sur les croyances populaires qui régissent les sociétés africaines, et plus largement les sociétés patriarcales. Mais à aucun moment elle ne porte de jugement. Et c’est là que cette « outsider », comme elle se définit elle-même, réalise un coup de maître.

Si Rungano, qui signifie « histoire », « conteur » en langue shona, a beaucoup à dire et montrer, qu’elle s’est ultra documentée pour nous donner à voir sa vision du monde. Elle conserve la distance nécessaire au démiurge. Merveilleusement contemplatif, sans être totalement apolitique, I’m not a Witch fait l’économie des mots pour mieux nous laisser juger par nous-mêmes.

Jeune Afrique : Que saviez-vous de la réalité des camps de sorcières en Zambie, et en Afrique, avant de réaliser ce film ?

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Rungano Nyoni : J’ai fait beaucoup de recherches, et je suis allée dans l’un de ces camps, dans le nord du Ghana. Les camps de sorcières, dit comme cela, ça sonne très dramatique. Mais, en réalité, ces femmes que l’on accuse d’être sorcières sont chassées du village ou menacées de mort. Elles trouvent, de fait, refuge dans ces camps. Et sont en sécurité. Le problème de ces camps, c’est qu’en contrepartie, en échange de cette protection, ces femmes doivent travailler gratuitement. C’est une sorte d’esclavage.

Il y a la question de l’esclavage moderne… Et celle des zoos humains aussi, qui est évoquée dans le film.

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Oui, la question des zoos humains est prégnante. Je me suis rendue dans un camp urbain. Et j’ai été la première à demander si je pouvais prendre des photos tout en étant bien consciente de ma requête. Les femmes ont réagi de manière très violente, c’était un non catégorique ! Elles ont fini par m’avouer qu’énormément de personnes venaient et prenaient des photos puis repartaient. Donc, il m’est venue cette idée. Je voulais aussi évoquer l’idée des Africains exploitant les Africains. Parce qu’in fine tout le monde exploite les femmes.

C’est ce que je ressens avec certaines ONG, qui d’une certaine manière se font de l’argent sous couvert d’altruisme. Dans le camp où je me suis rendue, on venait de construire des huttes, mais il fallait voir leur état : petites, horribles, très mal conçues. Et on y met des femmes ! Dire que des gens paient très cher pour construire des habitations pour ces femmes, et voilà le résultat.

I’m Not a Witch, un film politique ?

Je ne sais pas si ce film est politique, mais ce dont je suis certaine c’est que je voulais provoquer. Au final, je pense avoir pu exprimer tout ce que je voulais.

J’ai grandi dans un environnement humanitaire. Ma mère tenait un centre de réfugiés au Pays de Galles, composé de femmes victimes de violences domestiques. Elles fuyaient en secret, avec leurs enfants. Nombre d’entre elles, en particulier les non-Britanniques, vivaient dans des situations très difficiles. Ostracisées par leur communauté, elles devaient en plus gérer les problèmes de visas, d’immigration etc. En quelque sorte, dans la construction de ces organisations, j’y ai trouvé des similarités avec les camps de sorcières : toutes ces femmes réunies sont privées de leur liberté.

Ces camps sont exclusivement féminins et sont contrôlés par des hommes. On sent une volonté de pointer du doigt les sociétés patriarcales.

Oui ! On ne peut pas y échapper. J’ai été directement témoin des sociétés patriarcales au Ghana. Parce qu’en Zambie, on a affaire à une société matriarcale. Mais au final, ça ne change pas grand-chose, parce que la société reste dirigée par les hommes. Mais au Ghana, c’était le choc !

Je ne pense pas que les camps de sorcières soient une question de croyances ou de spiritualité. Non, il est question de l’oppression faite aux femmes. Cette histoire permet de poser une question universelle : comment se débarrasser de cette misogynie qui déferle partout dans le monde ? Malheureusement, je n’ai pas la réponse…

Qui est Shula, cette petite fille accusée de sorcellerie, protagoniste du film ? Pourquoi avoir opté pour un personnage aussi jeune ?

Les femmes dans ce camp sont fatalistes, elles se sentent condamnées. Alors j’ai commencé à imaginer le personnage qui les ferait changer. Au départ, j’ai pensé à une femme forte, féministe, qui ferait un peu sa révolution. Puis, je me suis qu’il fallait éviter les bavardages de type « Agissons ! A nous liberté ! » etc. Ça ne se passe pas comme ça dans la vraie vie. La seule chose qui pouvait changer l’état d’esprit de ces femmes était de voir, à travers une petite fille, à quel point leur situation est injuste.

Le changement requiert souvent l’intervention de beaucoup de personnes. Mais parfois, une seule personne suffit. Shula est une sorte d’agneau sacrifié.

L’exclusion se retrouve aussi à travers la question du colorisme, traitée en toile de fond. La communauté albinos est exclue du reste de la société, les personnes à la peau très foncée aussi…

Oui, je voulais vraiment aborder le sujet. Encore, une fois, je parle de plein de choses. Mais le colorisme est partout. Et commence chez nous, au sein de nos propres communautés. Même la petite fille de mon film m’a confié, à huit ans, ne pas se trouver jolie parce qu’elle est foncée de peau. Elle se comparait à moi. Bien sûr, je lui disais qu’elle était belle. C’est insensé ! Mais où tout cela commence ? Moi-même, quand j’étais plus jeune, je me comparais aux peaux plus claires. Puis j’ai visionné Sister Sister (rires) – série américaine des années 90 – et je me suis identifiée à ces deux ados noires. Plus on sera exposés à des représentations multiples, et plus les critères de beauté changeront.

Vous êtes née à Lusaka, capitale de la Zambie, avez grandi au Pays de Galles et vivez aujourd’hui au Portugal. Comment vivez-vous votre identité culturelle ?

J’ai toujours l’impression d’être une outsider, partout où je vais. Mon grand-père est espagnol, mon père est clair de peau et les gens ont toujours été fascinés devant lui. Ma mère est zambienne et foncée de peau. Aujourd’hui, la Zambie est un peu plus mixte, mais à l’époque, vu mon background, j’avais la sensation de ne pas représenter grand-chose. Quand je dis que je suis zambienne, on ne me croit pas. Idem lorsque je dis que je suis britannique. Alors je laisse les gens me définir. Le seul moyen pour me décrire est de dire où je suis née, où j’ai grandi et où je vis. Et parce que je suis une outsider, cela me permet de garder une certaine objectivité dans ma manière de travailler. C’est un avantage en tant que réalisatrice, mais un inconvénient en tant qu’individu.

Ce n’est pas la première fois que vous campez une histoire en Zambie. Votre court-métrage Mwansa the great se déroulait déjà là-bas. Était-ce important pour vous de tourner là-bas ?

Au départ, l’histoire ne se passait pas en Zambie. L’industrie du cinéma est quasi inexistante, j’ai pensé qu’il serait très compliqué de réaliser un film là-bas. Le pays est jeune, le cinéma aussi. Mais finalement, quand je suis passée à l’écriture, je ne voyais que la Zambie. Alors, j’ai juste décidé d’y aller ! Même s’il s’agit d’un conte, l’ambiance générale, les différentes langues et les lieux identifiés sont là. La structure du conte aussi reflète d’une certaine manière la culture zambienne. J’ai quitté la Zambie à l’âge de neuf ans, et y retourne chaque année pour y rester quelques mois. Alors c’était important pour moi.

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