Rokia Traoré : « Depuis le début de ma carrière, je suis mon libre arbitre »

Retour sur la carrière de la reine du rock malien, Rokia Traoré. Une artiste libre, complète, une femme accomplie, une humaniste…

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eva sauphie

Publié le 2 février 2017 Lecture : 9 minutes.

Décrocher un entretien avec Rokia Traoré relève du petit miracle. C’est à l’occasion d’une conférence sur  la promotion de l’histoire générale de l’Afrique tenue à l’UNESCO en décembre dernier à Paris, qu’on a eu la chance de s’entretenir avec la chanteuse malienne. La chance, et c’est peu dire. Ultra sollicitée après l’événement, elle était au centre de toutes les attentions et la cible favorite des smartphones. Chacun y allant de sa propre technique pour obtenir un selfie avec l’artiste.

D’une sérénité sans appel, Rokia Traoré accepte de se prêter au jeu sans sourciller, avec l’élégance et la générosité qu’on lui connait. Une image qui inspire la sagesse, pour celle qui chantait « Zen » en 2008 sur l’album Tchamantche. Mais derrière sa spiritualité se cache une femme au discours affirmé.

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Vous qui êtes née dans la ville militaire de Kati, à quelques km de Bamako, comment la musique est-elle venue à vous ? A-t-elle toujours fait partie de votre environnement ?

Ma famille et moi avons quitté Kati quand j’avais deux ans. J’ai ensuite vécu le reste de mon enfance et de mon adolescence entre le Mali et l’étranger, en habitant à chaque fois différents quartiers de Bamako.

La musique n’a pas toujours été clairement ce à quoi j’étais destinée. Mes parents ne sont pas musiciens, ni griots. Enfin, mon père, diplomate, a été musicien amateur dans un orchestre. J’ai grandi avec la musique à travers la passion de mon père pour cette discipline. Mais la musique me paraissait tellement inaccessible qu’elle ne pouvait même pas être de l’ordre du rêve pour moi.

Et aujourd’hui, parvenez-vous à vous réclamer du statut d’artiste ?

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Encore aujourd’hui, je reste admirative des artistes. La première fois que j’ai réalisé que j’étais artiste, c’est quand j’ai pris conscience que créer des spectacles était mon métier, oui. J’écris de la musique depuis cinq ans. A l’origine, je voulais devenir journaliste et écrire sur la culture et l’art africain, en passant d’abord par l’anthropologie et la musicologie.

J’ai toujours écrit et joué de la guitare en apprenant seule, avec des livres. En revanche, j’ai pris énormément de cours de chant et d’écriture. De fil en aiguilles, j’ai donc eu des opportunités, qui étaient à chaque fois pour moi l’occasion de m’amuser. Cela m’a pris du temps avant de réaliser que j’étais en train de construire une carrière.

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Malgré la récompense aux Victoires de la musique que vous recevez en 2009 pour l’album Tchamantché ?

Avant de signer sur une major (Warner, ndlr), j’ai réalisé des albums qui se sont énormément vendus en France. Le premier album s’est très vite écoulé à 50 000 exemplaires. A l’époque, je ne me rendais pas compte de l’ampleur du phénomène, ce sont les journalistes qui me l’ont fait réaliser.

Ces albums à succès n’avaient même pas été sélectionnés pour concourir. C’est un système très spécial. Et beaucoup de bons albums échappent aux filets de l’industrie. Être sélectionné aux Victoires de la musique relève un peu du facteur chance. Je ne dis pas que cela n’a pas de valeur, mais tout est relatif. Je ne dénigre pas tous les prix qui ont jalonné ma carrière, je suis très contente. Mais j’aime rester terrienne. Je n’aime pas me donner de l’importance. C’est plus facile, moins lourd, quand on n’a pas une trop grande idée de soi-même.

J’ai un certain recul qui me vient de mon background et de la manière dont je suis arrivée à la musique.

Quel regard portez-vous sur les catégorisations génériques que l’on attribue à vos albums ? La labélisation « world music », une étiquette réductrice ou nécessaire ?

Il s’agit de réalités économiques. J’ai très vite compris qu’il fallait travailler là (en Europe, ndlr), parce que c’est ici que se trouve le marché. Il n’y en a pas réellement en Afrique. A partir de là, qu’est-ce que nous y pouvons ? Nous ne pouvons qu’accepter les cases dans lesquelles les journalistes nous rangent. Dans la mesure où il n’y a pas de marché et de structuration en Afrique, il n’y a pas de spécialistes.

Vous verrez toujours des articles sur moi ou d’autres artistes africains écrits par des journalistes européens ou américains. Mais combien de fois est-il arrivé qu’un journaliste spécialiste de la culture africaine ait analysé le travail d’un artiste ou d’un ensemble d’artistes africains ?

Récemment, je suis tombée sur un top des 50 meilleurs albums d’Afrique de l’année. C’est extraordinaire ! C’est ici que ce genre de tops est important, pas sur le continent. Malheureusement, la partie de la culture qui intéresse aujourd’hui en Afrique c’est de produire des concerts parce que ça fait de l’argent. Tout le côté recherches, analyses, n’intéresse personne.

Si vous pouviez définir le genre de votre musique, quel serait-il ?

Tout d’abord, c’est une musique du cœur. Pendant longtemps j’étais juste heureuse d’être là, tellement heureuse que je ne réalisais pas que j’étais en train de devenir ce que je voulais être, et ce que j’ai toujours souhaité être au fond de moi. Je suis dans un secteur qui me donne les moyens de faire ce que je sais faire très naturellement : concentrer des morceaux de vie et d’opinions dans un album et le présenter sur scène à des gens.

Je le dis aujourd’hui, oui, je suis artiste. Être artiste, c’est avoir une vision que l’on parvient à mettre dans un projet ou que d’autres puissent mettre en projet pour vous. A un moment, on réalise que cela devient un métier, on se structure, on crée une société. C’est ce que j’ai fait.

La musique, mais pas seulement…

La musique et les projets évoluent… Mes albums appartiennent à des projets distincts. Et parallèlement, j’ai toujours fait autre chose. Avec mes projets de tournée comme « Roots » et « Dream Mandé », j’ai créé quatre spectacles. Et je m’apprête à présenter le 5e et le 6e.

Je suis inspirée par plein de choses. J’ai envie de prendre le temps de réaliser une installation, d’écrire un bouquin. C’est très difficile de définir ma musique, puisqu’il ne s’agit pas d’une musique. Et même en tant qu’artiste, dans la mesure où je touche à tout. Cela plait ou non, c’est compris ou pas, je fais tout cela avec le cœur et la conviction de raconter quelque chose.

En parlant de transmission, vous mêlez bambara, français et anglais dans vos textes. Une volonté pour vous de transmettre votre message au plus grand nombre ?

Je ne pense pas que ce soit un choix. Très naturellement, les textes ne surgissent pas dans la tête dans les mêmes langues. Parce qu’on ne peut pas transmettre et faire comprendre le même message d’une langue à une autre. Quand je chante « Tu voles », je ne vois pas d’autres langues que le français. En bambara, ça n’aurait pas eu de sens.

Vous avez écrit un texte en collaboration avec Toni Morisson, « Sé Dan », avez repris « Strange Fruit » de Billie Holiday, des icônes pour vous ?

Nous avons tous des modèles. Mon premier étant ma mère, que j’admire vraiment. Toute cette génération de femmes africaines, qui ont aujourd’hui 70 ans, et qui se sont battues pour aller à l’école, travailler et devenir fonctionnaires. Pour elles, c’était une bataille encore plus grande que la nôtre. J’ai la chance d’être la fille d’une mère qui m’a élevée sans aucun complexe lié à la féminité, sans cette idée de soumission par rapport au frère, au père ou au mari.

Elle m’a plutôt transmis la notion de respect de soi-même et de celui des autres : les femmes comme les hommes. Raison pour laquelle je n’aime pas quand on me dit que je suis féministe. Parce que, naturellement, je milite !

Il y a énormément de femmes dont je suis fière. Je peux citer aussi Miriam Makeba, Aminata Dramane Traoré, Fatoumata Siré Diakité qui nous a quittés : toutes des femmes solides qui sont parvenues à se faire respecter. L’une des femmes que j’admire en ce moment est l’actuelle gouverneure de Bamako, Aminata Kane. Elle est parvenue à faire un travail qu’aucun homme n’a réussi à faire. Mettre de l’ordre dans la ville. C’est important pour moi que vous l’écriviez parce que beaucoup de gens ne respecte pas son travail et je la soutiens à fond. Ce qu’elle fait est extraordinaire.

Les gens sont hostiles parce que dès que l’on touche à leurs habitudes, ils sont déboussolés. Mais elle tient le coup, elle ne se laisse pas corrompre ni impressionner : pour toutes ces raisons, elle est un modèle en tant qu’être humain. Il nous faut des dirigeants qui n’ont pas peur de l’image que l’on pourrait se faire d’eux parce qu’ils font tout simplement leur travail. Cette femme fait son travail.

Lors du concert au Trianon en octobre dernier, vous avez rappelé la nécessité pour un artiste d’être soutenu par une maison de disques qui encourage un projet artistique. Vous qui avez connu la révolution numérique, c’est quoi la réalité d’un artiste aujourd’hui ?

Je fais partie des artistes qui ont pu bénéficier de la vieille époque. J’ai commencé avec un petit label, en taille, mais qui m’a beaucoup soutenue. Puis, il a fallu partir parce que le créateur changeait et l’ADN du label aussi. Chaque album est une bataille. Je ne signe pas tous mes albums avec la même maison de disques, cela n’a aucun sens.

Tant que ça marche, vous êtes tenu de rester dans une même maison de disque. Mais si ça ne marche pas, on vous rend votre contrat même s’il vous reste deux albums à faire. Au final, si je ne signe que pour un album à chaque fois, je conserve ma liberté sans pour autant risquer de ne pas inscrire mon disque dans la pérennité. Si ça marche, tout se fait naturellement ensuite.

D’ailleurs, d’ici 4-5 ans, va-t-on vraiment encore vendre des albums ? Aujourd’hui, même en engageant le moins d’argent possible dans la réalisation d’un album, on perd de l’argent. C’est devenu compliqué. Les maisons de disques ne jouent plus le même rôle qu’avant.

Qu’est-ce qui vous fait tenir ?

Depuis le début de ma carrière, ce qui me fait tenir mais aussi tomber,  c’est que je suis mon libre arbitre. J’ai une forme de liberté. Jusqu’à présent, ça marche. Le jour où ça ne marchera plus, ce sera pour ma pomme.

Qu’est-ce qui nourrit vos textes ?

Le changement du monde. Et son effet sur nous. Lorsque l’on parle du monde, nous parlons aussi de nous-même. Tout ce qui se passe vient de l’homme. Et pourtant, l’effet que cela produit chez nous est un effet de panique. On se déresponsabilise totalement. C’est comme s’il n’y avait plus de lien entre notre environnement et nous. Ma démarche est de comprendre ce qui m’entoure et d’en faire des textes.

Sur le morceau éponyme de votre dernier album Né So, vous abordez la tragédie des migrants…

J’ai visité des camps de réfugiés maliens au Burkina Faso. Les gens venaient du même pays que moi. On partageait la même histoire, les mêmes souffrances, mais les conséquences n’étaient pas les mêmes.

Quand la guerre a éclaté, je venais de m’installer dans le sud du Mali, là où eux étaient installés. Le drame pour eux a été plus important parce qu’ils n’avaient plus de toit, plus de quotidien, plus de pays. Dans ces camps, on retrouve toutes les ethnies, Touaregs, Peuls, Bambaras, Bozos, et la même envie : rentrer chez soi, au Mali. C’est ce discours qu’il fallait diffuser.

En fait, vous êtes humaniste…

Oui ! Ce qui n’est pas quelque chose d’enorgueillissant de nos jours. Le terme « humaniste » est devenu péjoratif. Il faut être économiste, capitaliste, il faut savoir faire toujours plus d’argent pour que tout le monde soit heureux. Je ne crois pas que l’argent soit inutile, mais je suis convaincue que l’argent sans une touche d’humanité ne peut pas mener bien loin. L’argent ne doit pas nous empêcher de nous poser les questions suivantes : « suis-je heureux, qu’est-ce que je veux » ?

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