Comment l’opposition s’est suicidée

Leur union semblait inoxydable. Mais à l’approche du jour J, les adversaires de Paul Biya n’ont su s’accorder sur un candidat unique, ouvrant au chef de l’État un boulevard pour sa réélection.

Publié le 27 septembre 2004 Lecture : 8 minutes.

A l’image d’une droite française à qui ses perpétuelles querelles intestines valurent un jour le peu glorieux label de « droite la plus bête du monde », l’opposition camerounaise serait-elle la plus bête d’Afrique ? Si l’élection présidentielle du 11 octobre prochain se lit d’ores et déjà comme la chronique d’une victoire annoncée pour Paul Biya, les seize millions de Camerounais le doivent autant – si ce n’est plus – à l’égocentrisme suicidaire des leaders de l’opposition qu’aux mérites propres d’un président, candidat pour la troisième fois à sa propre succession. Quelles que soient leurs qualités, leur bonne volonté et – pour certains – la sincérité du combat démocratique qu’ils mènent depuis deux décennies, les quinze challengeurs de Biya V ne feront en effet que cautionner le septennat qui s’ouvre sous les pas du successeur d’Ahidjo comme une voie royale. De quoi désespérer Bamenda et New Bell, de quoi conforter aussi dans sa conviction la frange de plus en plus large de la population pour qui il n’est de bon vote qu’utilitaire et de bonne politique que celle du ventre.
Les prémices de ce véritable marché de dupes qu’aura été le mythe d’une candidature unique de l’opposition remontent au mois de juin 2003. À l’origine, deux hommes à la fois radicalement différents et totalement complémentaires. John Fru Ndi, le chairman du Social Democratic Front, libraire autodidacte et pieux presbytérien, dirige depuis quatorze ans le principal parti d’opposition. Bien qu’il n’ait pas toujours été opposant – si le parti au pouvoir, dont il fut membre, lui avait permis d’être élu aux législatives de 1988, son destin aurait été différent -, cet anglophone populiste et volontiers radical se veut l’incarnation de l’alternance. Autoritaire et brouillon, supportant mal la contradiction, son influence et son image, y compris à l’intérieur même du SDF qu’il préside avec des réflexes de chef traditionnel, sont cependant en nette baisse. Adamou Ndam Njoya, lui, est un peu le contraire du tonitruant Fru Ndi. Docteur en droit, universitaire, ancien ministre d’Ahidjo, cet aristocrate bamoun a fondé au début des années 1990 un parti d’élites, l’Union démocratique du Cameroun, qui regroupe essentiellement des intellectuels et des enseignants. Policé, consensuel, intègre, Ndam Njoya peine pourtant à sortir du cadre confidentiel de chef d’un parti régional représenté au Parlement par cinq députés – cinq fois moins que le SDF. Dans la corbeille de l’alliance qui se dessine, chacun apporte sa dot. Fru Ndi, son charisme, sa fibre populaire et son implantation nationale. Ndam Njoya, son image de marque, son honnêteté et… sa francophonie. L’attelage est, sur le papier, parfait, même s’il ressemble à celui de la carpe et du lapin. Reste à savoir qui le mènera jusqu’à l’affrontement suprême.
Août 2003 : la lune de miel se précise. Rejoints par quelques autres figures de l’opposition tout droit resurgies des années de braise et de villes mortes, tels Yondo Black et Woungly Massaga, les deux compères rendent publique une déclaration commune. Ils « s’engagent solennellement devant le peuple camerounais et les amis du Cameroun à présenter à l’élection présidentielle de 2004 un candidat unique de l’opposition ». Dramatisée à l’extrême par les journaux qui leur sont proches, cette « Déclaration du 21 août » vaut serment – on sait aujourd’hui que cette promesse plombée d’arrière-pensées politiciennes n’engageait que ceux qui y crurent, en l’occurrence les militants. En novembre 2003, ce qui s’appelle désormais la Coalition pour la reconstruction et la réconciliation nationales (CRRN) adopte une plate-forme commune de gouvernement. Des « tournées de sensibilisation » dans les provinces et à l’étranger s’ensuivent, au cours desquelles les figures de la Coalition donnent l’impression de filer le parfait amour dans une ambiance d’« embrassons-nous Folleville ». Chacun feint de tenir pour risque négligeable l’épée de Damoclès de la candidature unique alors que, dans l’ombre, les stratégies personnelles se peaufinent et les ambitions individuelles s’aiguisent.
Fin mai 2004, à l’issue d’un meeting commun tenu à Yaoundé, Fru Ndi et Ndam Njoya se rencontrent en petit comité. C’est la première fois que le sujet qui ne va pas tarder à les brouiller est évoqué. À cinq mois de l’élection présidentielle, les deux hommes se jurent les yeux dans les yeux de s’effacer au profit de l’autre, si tel est le choix de la Coalition. La procédure de désignation est alors arrêtée : si les candidats à la candidature ne parviennent pas à s’entendre sur un choix unique, il reviendra à un panel de dix membres désignés d’un commun accord de prendre cette lourde décision. Le 18 août, à J moins deux mois, la commission de stratégie de la Coalition, constituée de cinq experts (dont quatre sont issus du SDF) achève la mise au point des quinze critères à remplir pour être le bon candidat de l’opposition face à Paul Biya. En cas de mésentente entre les postulants, c’est sur la base de ces critères que le panel devra choisir. Le 11 septembre se tient à Bamenda un congrès extraordinaire du SDF qui sonne le glas de la voie euphorique (à laquelle, au vrai, plus personne ne croyait) vers une candidature unique consensuelle. À l’issue d’une sombre bataille et de multiples manoeuvres de couloir, John Fru Ndi se fait plébisciter par son parti comme candidat à la candidature suprême, balayant au passage ses deux rivaux, l’avocat Bernard Muna et l’homme d’affaires Noucti Tchokwago. Dès lors, ses collègues de la Coalition n’ont plus d’autre choix que d’annoncer, eux aussi, leur candidature à la candidature : Adamou Ndam Njoya bien sûr, mais aussi les anciens ministres Oumarou Sanda et Marcel Yondo déposent ainsi leurs dossiers devant le panel. Le rêve des militants vire au cauchemar des politiciens. On retiendra pour l’anecdote – en ce qu’il participe, aussi, du climat délétère qui commence à envahir l’opposition – l’épisode tragi-comique de la vraie-fausse candidature d’Édouard Akame Mfoumou. L’ancien et tout-puissant ministre de la Défense, puis de l’Économie et des Finances, brusquement renvoyé dans ses plantations en 2001 par Paul Biya dont il briguait ouvertement le dauphinat, avant de faire sa réapparition comme président du conseil d’administration de la Camair, a-t-il ou non caressé l’espoir d’être le candidat providentiel de l’opposition ? Une chose est sûre : son dossier a effectivement été déposé par l’opposant Sindjoun Pokam, l’un des représentants de la société civile, avant d’être rejeté par le panel pour vice de forme puisque aucun parti de la Coalition ne parrainait cette candidature. Une initiative – à moins que ce ne soit précisément l’échec de cette initiative – qui a contraint l’intéressé à se livrer, dans Cameroon Tribune, à une assez pathétique proclamation d’allégeance envers le président Biya. « Je lui dois tout, ma fidélité et ma loyauté envers le chef de l’État sont indéfectibles », assure Akame Mfoumou, lequel dément avoir commandité qui que ce soit pour déposer un dossier qu’il n’aurait d’ailleurs jamais songé à constituer. S’il reconnaît avoir fait l’objet de démarches aussi discrètes qu’assidues de la part de certains des dirigeants de la Coalition, l’ex-grand argentier, à l’instar d’une taupe infiltrée chez l’ennemi, « rendait compte à qui de droit », jure-t-il, du détail de ces visites nocturnes… Jusqu’où ne va-t-on pas, au Cameroun, pour réintégrer la grande roue du pouvoir ?
Lundi 13 septembre, dans l’après-midi, les dix personnalités qui composent le panel – dont quatre sont membres du SDF – se réunissent au siège de l’UDC à Yaoundé, sous la présidence d’Issa Tchiroma, un ancien ministre (lui aussi) de Paul Biya en rupture de ban. Dans la nuit du 14 au 15, ils rendent leur verdict : Adamou Ndam Njoya a obtenu la note maximale puisque sa candidature réunit tous les critères de la grille de cotation, soit quinze sur quinze. Le banquier peul Sanda Oumarou obtient douze bons points. John Fru Ndi onze et Marcel Yondo dix. Aux yeux du panel, les quatre critères auxquels ne répond pas le chairman sont les suivants : « Être apte à communiquer dans les deux langues officielles du Cameroun » (Fru Ndi est exclusivement anglophone) ; « Être ouvert au dialogue, à la contradiction et au travail d’équipe » ; « Avoir une capacité managériale éprouvée » ; « Être tolérant, rassurant et inspirer la confiance ». Lorsque le jury vient rendre compte des résultats aux candidats et les explicite, John Fru Ndi explose de rage. Comment ose-t-on ainsi l’injurier et lui infliger une telle humiliation, lui qui a tant fait, tant souffert, tant combattu, lui qui ne demandait à être chef d’État que pendant trois ans, le temps d’assurer une simple transition ? Le chairman claque la porte, et avec elle se referme toute perspective de voir l’opposition réaliser le 11 octobre un peu plus qu’un baroud d’honneur. Alea jacta est…
Mercredi 15 septembre au soir, alors que Fru Ndi, Ndam Njoya et les autres ont annoncé leur candidature, c’est au tour de Paul Biya de faire de même. Le président sortant, qui est revenu trois jours plus tôt d’un long et tranquille séjour en Europe, se déclare via une allocution télévisée d’à peine cinq minutes : « Répondant à votre appel, j’ai décidé de me porter à nouveau candidat… » Pour la forme, le chef de l’État évoque ses acquis – paix, stabilité, démocratie, progrès – avant de prendre congé. Le service minimum en quelque sorte, à l’image de la campagne qui s’annonce, mais pourquoi dépenser son temps et son énergie quand on est sûr, en toute hypothèse, de l’emporter, y compris en jouant le jeu de la transparence électorale ? Réalisé en juin 2004 dans les six principales villes du pays, un sondage confidentiel de l’institut Immar – dont J.A.I. a obtenu copie – donnait certes Paul Biya vainqueur du scrutin (uninominal à un seul tour, il faut le préciser), même en additionnant les suffrages obtenus par tous ses adversaires, mais il démontrait aussi qu’il existait une réserve de voix flottante équivalente à 25 % de l’électorat. Non-inscrits, hésitants, déçus de la politique et des politiciens : cette masse de votants potentiels frappée par le syndrome de la morosité générale semblait attendre un signe fort et porteur d’espoir pour se décider. L’opposition aurait-elle pu au moins tenter de capter cet électorat ? Sans doute. Elle ne l’a pas fait, déchaînant contre elle les critiques des journaux qui lui sont traditionnellement proches. Le Messager n’hésite pas ainsi à qualifier Fru Ndi, perçu comme le principal fossoyeur de la Coalition, de « soudard » et à transformer son slogan « Power to the People » en « Power to the Pocket ».
Si les jeux sont donc faits au Cameroun, si les plus optimistes parmi les opposants se contentent désormais de prendre rendez-vous pour l’alternance en… 2011, chaque leader politique se doit pourtant de méditer sur quelques évidences mises en lumière par l’enquête d’opinion évoquée plus haut – à commencer par le président Biya lui-même, dont le taux d’approbation et de confiance tel que révélé par le sondage est pourtant nettement plus élevé que celui dont jouissent ses rivaux. Seuls 4 % des sondés font de la gestion politique du pays la priorité numéro un ! Loin, très loin des arcanes empoisonnés du pouvoir et des querelles de partis, ce qui hante les Camerounais est ailleurs : électricité, eau potable, santé, coût de la vie, logement. Peu importe en somme celui qui leur tendra la main pour les extirper de leurs misères quotidiennes, pourvu qu’il les aide. Une telle disposition d’esprit, dira-t-on, ne peut que profiter au pouvoir en place, tant est fort le réflexe légitimiste d’une population très majoritairement dépolitisée. Mais est-ce une raison, pour l’opposition, de se montrer aussi bête ?

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