Un passé mal défriché

La ville de Blois a consacré cette année ses Rendez-vous de l’Histoire au Sud-Sahara. État des lieux de la recherche.

Publié le 27 octobre 2003 Lecture : 4 minutes.

Alors que se tient à N’Djamena, à la fin de ce mois d’octobre, un congrès réunissant quelque quatre-vingts écrivains d’Afrique et de sa diaspora, événement qui ne s’était pas produit depuis… 1959, quelques autres signes forts laissent à penser que le sud du Sahara suscite un net regain d’intérêt intellectuel en France. Plusieurs revues parmi les plus prestigieuses, comme Les Temps modernes, Esprit, Le Débat, ne lui ont-ils pas consacré des numéros spéciaux au cours des derniers mois ?
Et tandis qu’on a plutôt l’habitude d’entendre les sociologues ou les anthropologues, voici que les historiens donnent à leur tour de la voix. Du 16 au 19 octobre se tenaient les VIe Rendez-vous de l’Histoire de Blois, la ville de François Ier, sur les bords de la Loire, à 160 km de Paris. Les organisateurs de cette manifestation lancée en 1998 par l’ancien maire socialiste Jack Lang avaient choisi l’Afrique pour thème (voir J.A.I. n° 2231, page 17). Bien leur en a pris : le public se pressait autour des stands des quelque cent cinquante éditeurs représentés tandis que les salles de conférences, où étaient programmés des débats tous plus passionnants les uns que les autres (« Nations, ethnies, minorités », « Empires anciens, États modernes », « La colonisation, responsable du sous-développement ? » « Les christianismes africains, de l’Antiquité à aujourd’hui »…), affichaient complet.
Parmi les moments forts de ces journées, le lancement d’une revue dont le titre dit clairement le projet : Afrique & Histoire. Fondée par un collectif de chercheurs réunis autour de Jean-Pierre Chrétien, éminent spécialiste de l’Afrique des Grands Lacs, cette publication, curieusement la première du genre en France, se veut un peu l’équivalent du vénérable Journal of African History des Britanniques (voir l’encadré).
Pourquoi un tel engouement pour l’Afrique ? « L’actualité, les crises, ce qui est perçu comme un échec de ce continent par rapport à l’Asie, tente de comprendre Jean-Pierre Chrétien. Peut-être aussi parce que, à travers l’immigration, l’Afrique est en France. L’influence du courant humanitaire n’est pas négligeable non plus. C’est également une affaire de génération. Comme en Allemagne avec l’histoire des années 1930 et du nazisme, en France, aujourd’hui, la jeunesse, confrontée aux problèmes de la mondialisation et du racisme, se pose des questions sur une époque qu’elle n’a pas connue et se dit : on ne nous a pas enseigné l’histoire de la colonisation. »
Les professionnels sont à la fois satisfaits et agacés de la tournure des événements. S’ils se réjouissent qu’on s’intéresse à leur domaine d’étude, ils constatent avec une certaine amertume qu’on a longtemps ignoré le travail de reconstruction du passé qu’ils ont accompli pendant une quarantaine d’années. Jusqu’à présent, ils ne sortaient de l’ombre que lorsque les médias étaient en panne pour commenter une actualité incompréhensible. Ce fut le cas notamment lors du génocide du Rwanda.
L’historiographie africaine avait bien besoin d’un tel coup de projecteur. Sur place, le secteur de la recherche est en totale déshérence. Sans parler des contraintes politiques qui pèsent sur le travail des universitaires, les moyens matériels sont inexistants. On peut toujours se creuser la tête : on ne voit pas, au sud du Sahara, une université ou un centre de recherche, à tout le moins dans l’aire francophone, qui ait une production significative. Qui plus est, entre les restrictions budgétaires et les refus de visas, les chercheurs africains ne peuvent plus aussi facilement qu’avant venir en Europe utiliser les facilités – bibliothèques, colloques… – dont ils sont privés chez eux. Pour une petite minorité, l’Amérique du Nord est le seul recours.
Ce problème d’accès aux sources documentaires est d’autant plus important que la période actuelle correspond à une nette revalorisation de l’écrit. Pendant toute une époque, sous l’influence de l’ethnologie, on a dit : l’histoire de l’Afrique, c’est l’oralité. Or on a épuisé les ressources de cette oralité. D’autre part, on a redécouvert la diversité des sources écrites, qu’elles soient, par exemple, archéologiques ou ethno-botaniques. À condition de faire un effort linguistique, quantité de matériaux, parfois très anciens, sont disponibles à travers l’Europe et dans le monde arabe.
Sur le fond, il était urgent que les « vrais » historiens remettent les pendules à l’heure. Depuis quelques années, en effet, le débat idéologique a pris le pas sur la rigueur scientifique. D’un côté, on assiste à la récusation de toute culpabilité coloniale, voire à une relativisation des méfaits de la traite esclavagiste, comme on a pu le lire récemment dans un article de L’Histoire signé par Sylvie Brunel, ancienne présidente d’Action contre la faim. De l’autre côté, le courant anti-colonialiste fait un retour en force, érigeant les peuples asservis en victimes permanentes. À vouloir tout expliquer par le manichéisme des Européens, on dénie toute dynamique propre aux sociétés africaines. Illustration la plus médiatisée de cette démarche, le Livre noir du colonialisme sorti en janvier 2003 chez Robert Laffont. Pour plusieurs des contributeurs à cet ouvrage, la simple présence européenne outre-mer crée une responsabilité illimitée. Comme le rappelle Jean Fremigacci, de l’université Paris-I, dans le numéro 1 d’Afrique & Histoire, « les bons sentiments, pas plus qu’ils ne font la bonne littérature, ne garantissent la bonne histoire ».
On peut regretter que l’actualité suscite plus de questionnement sur l’épisode colonial, somme toute très bref – moins d’un siècle pour ce qui est de la présence française au sud du Sahara -, que sur l’histoire ancienne. Sur le plan géographique, toutefois, comme le souligne Bertrand Hirsch, maître de conférences à l’université Paris-I, on relève une sorte de redistribution des cartes. En France, beaucoup de chercheurs travaillent aujourd’hui hors de l’ancien pré carré, qu’il s’agisse de l’aire lusophone, de la Corne ou de l’Afrique australe.
On associait les historiens aux traditions, à la mémoire. On les considérait comme les dépositaires du passé. Ils démontrent qu’il sont surtout sensibles aux ruptures et au contexte propre à chaque époque. D’où l’importance de faire appel à leurs compétences si l’on veut bien admettre que le passé ne précède pas seulement le présent, mais participe à sa construction.

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