Qui veut tuer la poule aux oeufs d’or ?

Les entreprises françaises jouent un rôle essentiel dans l’économie du pays et assurent, à elles seules, un quart environ du PIB. Ce qui ne les empêche pas d’être la cible des « patriotes » et des casseurs.

Publié le 27 octobre 2003 Lecture : 5 minutes.

Dans la nuit du 9 au 10 octobre, des membres du Groupement des patriotes pour la paix (GPP) s’en sont pris à plusieurs établissements français à Abidjan. Plusieurs ont été arrêtés et, en attendant que leur responsabilité soit établie, leur mouvement a été dissous, le 16 octobre. Ce n’est pas la première fois que des « jeunes patriotes » se livrent à ce genre d’exactions. Au début du mois de février déjà, des jeunes partisans du pouvoir étaient descendus dans la rue pour protester contre la France, accusée d’avoir « tordu le bras » du président Laurent Gbagbo lors du sommet de Kléber, à Paris. Dans les deux cas, le résultat est le même : voitures brûlées ou saccagées, locaux d’entreprises pillés, ordinateurs et matériels de bureau volés, barricades dressées dans certains quartiers populaires, et même quelques blessés, dont un par balles… Cette fois, le montant des dégâts est évalué à plus de 1 milliard de F CFA (1,53 million d’euros).
Parmi les entreprises visées, la Société de distribution d’eau de Côte d’Ivoire (Sodeci) et la Compagnie ivoirienne d’électricité (CIE), l’une et l’autre contrôlées par le groupe Bouygues, via la Saur, et plusieurs agences d’Orange, l’opérateur de téléphonie mobile appartenant à France Télécom.
Marcel Zadi Kessy, le patron de la CIE et de la Sodeci, est encore sous le choc. « Nous ne savons pas qui était derrière ces manifestants, mais ce que beaucoup oublient c’est que les pertes infligées à nos sociétés le sont, en définitive, à l’État. Notre contrat de concession n’étant pas éternel, les biens dont nous avons la charge appartiennent de facto aux Ivoiriens », explique-t-il.
Les « patriotes » accusent la CIE et la Sodeci d’alimenter gratuitement en eau et en électricité les zones contrôlées par la rébellion. Et de faire payer l’opération aux consommateurs du reste du pays, et notamment à ceux d’Abidjan, dont les factures auraient été revues à la hausse. « Faux, s’insurge Zadi Kessy. Il n’y a eu aucune augmentation des tarifs. Je mets quiconque au défi de prouver le contraire. On peut nous reprocher d’avoir renforcé nos équipes chargées du recouvrement, mais l’amalgame auquel certains procèdent est inadmissible. Quant au maintien de nos activités au Nord, nous y sommes contraints par notre contrat de concession, que seul l’État peut remettre en question. Or Emmanuel Monnet, le ministre des Mines et de l’Énergie, vient de réaffirmer sans ambiguïté qu’il n’en est nullement question. »
En visant exclusivement des intérêts français, les récentes exactions relancent indirectement la polémique sur le rôle réel ou supposé de la France en Côte d’Ivoire. « Chacun sait ici que Paris pourrait jouer un rôle de premier plan pour résoudre rapidement et durablement la crise, commente un proche du chef de l’État. Nous ne pouvons empêcher les gens d’exprimer publiquement leur ras-le-bol, mais il est évident que nous n’avons rien à voir avec des manifestations susceptibles de dégénérer à cause de quelques casseurs. D’ailleurs, tout cela tombe assez mal, au moment où nous avions le sentiment d’être mieux entendus à Paris. »
De fait, depuis les déclarations apaisantes, au mois de juin, de Paul Bohoun Bouabré, le grand argentier ivoirien, convaincu de « la nécessité de préserver le partenariat avec la France », puis les deux entretiens téléphoniques, en août, entre Jacques Chirac et Laurent Gbagbo, on sentait un léger mieux dans les relations entre Paris et Abidjan. Les responsables ivoiriens savent en effet parfaitement que l’économie ne peut repartir sans le soutien des hommes d’affaires français.
Joseph Biley, le président de la Fédération nationale des industries de Côte d’Ivoire, est atterré : « Nous sommes déçus, car nous pensions être entrés dans une logique de sortie de crise. Ce qui vient de se passer n’est évidemment pas de nature à apaiser la situation. S’attaquer à des sociétés contrôlées par des intérêts étrangers ne peut qu’aggraver la crise dans laquelle nous nous débattons tous, depuis plus d’un an. » Au passage, il révèle que les résultats de l’étude qu’il a réalisée à la demande de l’Union européenne vont devoir être révisés : ils tablaient sur une sortie de crise en juin ou en juillet derniers.
Premier partenaire de la Côte d’Ivoire, la France détient les principaux leviers de commande de l’économie locale. Hier porté aux nues, cet héritage de l’ère Houphouët-Boigny se révèle aujourd’hui de plus en plus encombrant. Fin 2000, quelque deux cent dix filiales de grands groupes français travaillaient en Côte d’Ivoire. Le montant cumulé de leurs investissements était estimé à plus de 2,2 milliards d’euros. Ces entreprises étaient présentes dans les secteurs de l’eau et de l’électricité (Bouygues, EDF), des télécoms (France Télécom), du transport aérien (Air Ivoire et Aeria), des transports (Bolloré), de l’agro-industrie (SOGB, Daf-CI), du raffinage (Total) et, bien entendu, de la banque : BNP Paribas (Bicici), Crédit Lyonnais (SIB), Société générale (SGBCI)… À elles seules, les sociétés françaises assuraient 25 % du Produit intérieur brut ivoirien et plus de la moitié des recettes fiscales. En outre, la présence en Côte d’Ivoire de très nombreux cadres français disposant d’un fort pouvoir d’achat fournissait plusieurs dizaines de milliers d’emplois induits et assurait le dynamisme du secteur de la distribution.
Ce « maillage » en règle de l’économie locale est complété par un réseau de plusieurs milliers de petites et moyennes entreprises également contrôlées par des Français, même si un grand nombre d’entre elles ont dû fermer boutique depuis le déclenchement de la crise, il y a un an. La France a donc tout intérêt à calmer le jeu et, de fait, multiplie depuis le mois d’août les gestes de bonne volonté. Conformément au souhait du Premier ministre Seydou Elimane Diarra, elle a fait en sorte que la rentrée scolaire se déroule à peu près normalement, afin d’inciter à revenir les cadres repliés à Bamako, Accra, Dakar ou Paris et de favoriser la reprise de l’activité économique.
C’est d’autant plus urgent que les pertes subies par les entreprises françaises atteignent des sommets. Depuis le début de la crise, Sitarail, du Groupe Bolloré, estime avoir perdu 28 milliards de F CFA (42,7 millions d’euros). La facturation de la CIE a enregistré une baisse de 15 %, et le chiffre d’affaires de la Sodeci un recul de 10 %. Le résultat net des trois filiales de banques françaises (SGBCI, Bicici et SIB) est quant à lui inférieur de plus de 8,5 milliards de F CFA à celui de l’an dernier, ce qui les contraint à réduire sérieusement la voilure, à l’instar des autres grands groupes français. Résultat : le taux de croissance de l’économie ivoirienne sera à nouveau négatif, cette année : – 5 %, dans le meilleur des cas.
Tel est, pour l’essentiel, le message que Michel Roussin, le responsable Afrique du Medef (le patronat français), a transmis à Laurent Gbagbo, lors de sa visite éclair à Abidjan, dans l’après-midi du 13 octobre. À défaut de préserver durablement les intérêts des entreprises françaises, cette entrevue aura au moins débouché sur la dissolution du GPP, le porte-voix des casseurs.

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