Culture : Soolking, symbole du vent de raï qui souffle sur le rap français
Le récent succès de l’artiste algérien témoigne d’une tendance : les rappeurs d’origine maghrébine écrivent une page de l’histoire de l’immigration en France en se ressourçant dans le raï. Au point d’accoucher d’une subculture.
Fruit du Démon, de l’artiste algérien Soolking, est l’une des plus importantes sorties rap de cette fin d’année 2018. Produit en France, où après une semaine de mise en vente il avait déjà enregistré plusieurs milliers de ventes, ses titres phares comme « Guérilla » (165 millions de vues sur Youtube) font déjà se déhancher les noctambules à Casablanca et Tunis. Quant à Alger, les fans y suivent Soolking depuis les premiers succès de son groupe de rap Africa Jungle, avec lequel il a sorti deux albums en darija (arabe dialectal), avant de s’installer en France en 2014.
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Le succès de Soolking, pas encore trentenaire, témoigne d’une tendance qui traverse le rap français : les influences raï ne se cachent plus. « Je mets du raï dans le Mercedes (sic) », chante, voix éraillée, Rim’K, rappeur français d’origine algérienne, sur « Immigri », chanson sortie cette année. Rim’K, qui ne craint plus de se lancer dans des vocalisations typiques du style nord-africain qu’il célèbre, a été un pionnier de la fusion. « En 2005, il chantait déjà avec [le chanteur algérien] Reda Taliani. Le mariage entre les deux genres ne date pas d’hier », rappelle Yassin Tabouktirt, animateur sur la radio marocaine 2M et ancien programmateur en France.
Mais la vague raï qui a marqué cette année 2018 est bien là. Soolking, tête de gondole des bacs estampillés « rap français », roule les r, jure « b rass lmima » et appelle sa bien-aimée « hbiba ». Ses clips dévoilent tout un style, jusque dans les contorsions, les mouvements de cou et de hanche, exécutés bras écartés et mine abattue. Le Festival de raï d’Oujda, au Maroc, ne s’y est pas trompé, l’invitant à monter sur scène en juillet 2018.
La technique au service de cette transformation
Soolking, pour s’imposer en France, a trouvé un terrain propice : depuis quelques années, aidé par les technologies de transformation de voix comme le vocodeur, le rap français pousse la chansonnette et favorise les voix mélodieuses caractéristiques du raï. Lartiste, rappeur français d’origine marocaine, s’amuse de la facilité avec laquelle les artistes français, biberonnées aux musiques nord-africaines, se sont emparés des outils en vogue aux États-Unis. « On a toujours eu dans le raï des artistes qui utilisaient l’auto-tune [logiciel correcteur de tonalités]. T-Pain et Lil Wayne [rappeurs américains] ont crédibilisé le truc », déclarait-il au micro de la radio spécialisée Générations.
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Soolking ne s’en tient pas au seul raï – le legs du groupe Raïna Raï est clair chez lui – et rend hommage à la star de la chanson kabyle Idir en réutilisant le thème du tube « A Vava Inouva », chanson sur l’exil. L’influence du raï est assez prégnante sur le rap français pour que celui-ci lui réserve des références parfois directes. Cet été, le rappeur parisien Mister You a célébré la mémoire de Cheb Hasni, assassiné en 1994, dans une chanson en français et en darija, dont le clip a été tourné à Oran.
« Réalités partagées » et « codes en commun »
Quant aux atmosphères « raï », elles ne se résument pas aux pédales wah-wah, sons de derboukas et logiciels de traitement de voix : c’est tout un univers de sens et de symboles que rap français et raï nord-africain partagent désormais. « Milano » est un tube en France : la chanson de Soolking caracole en tête des ventes sur le Deezer français, et dépasse les 110 millions de vues sur Youtube. Dans la culture raï, Milan est une ville symbole, presque un mot-clé pour désigner une Europe prospère, habitée par une jeunesse immigrée rejetée mais qui continue à faire rêver de l’autre côté de la Méditerranée.
L’influence du raï dans le rap français, c’est le spleen. C’est ce truc, cette mélodie langoureuse qui fait que tu peux danser et chialer en même temps
Lyna Malandro, jeune journaliste française qui collabore notamment avec le site spécialisé rap Booska-P, acquiesce : Cheb Bilal ou Reda Taliani, habitués à travailler avec des rappeurs français, le premier ayant participé aux fameuses compilations « Raï’n’B Fever » sorties au début des années 2000, mentionnent souvent la ville. Mais elle relève surtout : « Entre les artistes des deux genres, il y a des réalités partagées et des codes en commun. Quand Reda Taliani évoque Milano, il cite aussi Al Pacino : « 3ayech fi Alger Wahran oula Milano, nreski wa nbougi 3aklia Al Pacino [Je vis à Alger, Oran ou Milan, je prends des risques et je bouge. J’ai la mentalité d’Al Pacino]. » La référence à l’acteur américain du film Le parrain est ancienne dans le rap français, mais montre bien que les influences entre les styles sont réciproques, au point de former une sorte de subculture commune.
Mélodie, production, attitude, paroles… Le mélange se situe à plusieurs niveaux. « L’influence du raï dans le rap français, c’est le spleen. C’est ce « truc », cette mélodie langoureuse qui fait que tu peux danser et chialer en même temps. Ça se retrouve vraiment chez Soolking et Rim’K », résume Dj Bachir, fan des deux styles et qui mixe en France. Rim’K a tout de même prévenu ses fans en chanson : « J’pleure pas, même aux funérailles, même en écoutant du raï… »
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