« L’Afrique est une tache sur la conscience occidentale »

En l’espace de quatre ans, le ministre belge des Affaires étrangères a permis au royaume de jouer à nouveau un rôle sur le continent. Mais cet homme réputé pour son franc-parler n’a pas toujours des manières très diplomatiques.

Publié le 29 octobre 2003 Lecture : 12 minutes.

Louis Michel n’a pas volé sa réputation de fort en gueule. Son langage tranche avec le ton compassé qui sied aux diplomates. Installé dans un immeuble moderne de la rue des Petits-Carmes, au centre de Bruxelles, il y exerce depuis plus de quatre ans les fonctions de vice-Premier ministre, en charge des Affaires étrangères et des Réformes institutionnelles. Reconduit le 13 juillet dernier, le chef de file du Mouvement réformateur fait figure d’homme-orchestre du gouvernement. Mais au-delà de ses multiples obligations ministérielles, c’est sur le terrain de la politique africaine qu’il exprime le mieux ses convictions. Et ses passions.
Professeur de littérature germanique à l’École provinciale de Jodoigne jusqu’en 1978, il fait ses premiers pas en politique comme conseiller municipal, puis comme bourgmestre de cette petite localité du Brabant wallon. Parlementaire et président du Parti réformateur libéral (PRL), il entre au gouvernement en juillet 1999 à la faveur de l’alternance qui porte au pouvoir la coalition « arc-en-ciel », alliant socialistes, écologistes et réformateurs. Depuis qu’il est en charge de la diplomatie belge, il donne à ses interlocuteurs l’impression d’avoir toujours fait cela, tant ses prédécesseurs étaient discrets. Et tant il sait se faire entendre.
À 56 ans, Louis l’Africain semble avoir trouvé dans la région des Grands Lacs un terrain à sa mesure. Rond et jovial, fumeur de pipe invétéré, ce boulimique de travail ne manque pas une occasion de s’échapper de son petit royaume pour aller arpenter l’Afrique centrale. À l’instar d’un Jacques Chirac, sa spontanéité et sa chaleur plaisent à ses hôtes. Et de Kinshasa à Kigali et de Kampala à Bujumbura, ce remuant ministre ne s’économise pas. Son franc-parler semble d’ailleurs y rencontrer un certain écho. Proche du président congolais Joseph Kabila comme de son homologue rwandais Paul Kagamé, il est devenu un acteur incontournable pour la pacification de l’Afrique des Grands Lacs.

J.A./L’INTELLIGENT : La diplomatie belge sort enfin de sa léthargie. Il était temps.
LOUIS MICHEL : Notre pays a été profondément marqué par son destin africain, et la Belgique ne bénéficierait pas aujourd’hui de l’influence qui est la sienne si elle n’avait pas eu ce passé colonial. Nous devons l’assumer. C’est une forme de réconciliation avec nous-mêmes.

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J.A.I. : Et avec les anciens colonisés…
L.M. : Les populations de ces pays entretiennent avec nous une relation très particulière, faite d’affectivité et de ressentiment. Elles se sentent intimement mêlées à notre histoire, et leurs attentes vis-à-vis de nous sont très grandes. C’est pourquoi nous venons d’annoncer le doublement de notre aide au développement en RD Congo. Notre coopération va maintenant devenir plus structurelle, et toucher la reconstruction de l’État, c’est-à-dire les fonctions régaliennes : justice, administration, sécurité, mais aussi santé, éducation, infrastructures.

J.A.I. : Qui s’intéresse encore à l’Afrique ?
L.M. : Au niveau européen, trois pays : la Grande-Bretagne, la Belgique et la France, parce que cette dernière a une tradition africaine et parce que le président Jacques Chirac est sincèrement sensible à cette question. Je ne dis pas que toute la diplomatie française pense comme lui. Mais Chirac lui-même n’a pas d’ambitions cachées sur l’Afrique. C’est un africanophile, un peu comme moi. Si la France, la Grande-Bretagne et la Belgique adoptent une stratégie concertée, les autres n’auront qu’à suivre. Et si on stabilise l’Afrique centrale, l’effet se fera sentir sur tout le continent.

J.A.I. : Pourquoi seulement ces trois pays ?
L.M. : Pour s’intéresser à l’Afrique, il faut une foi qui renverse les montagnes. On a souvent l’impression d’avancer de deux pas et de reculer de trois. Les États scandinaves, par exemple, mettent l’accent sur les droits de l’homme, ce qui les conduit à faire des fautes. Ils s’y intéressent de manière « éthico-virtuelle ». Si on devait juger les élections qui viennent de se dérouler au Rwanda à l’aune de nos repères démocratiques, il y aurait beaucoup de choses à dire. Il faut replacer ce scrutin dans son contexte.

J.A.I. : Vous avez d’ailleurs publiquement désavoué les observateurs européens qui ont critiqué la régularité du scrutin rwandais ?
L.M. : J’ai simplement dit que je n’étais pas persuadé que tous les observateurs européens qui font partie de cette commission d’observation sont capables de mettre cela en perspective.

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J.A.I. : Plus précisément, vous avez qualifié certains jugements portés sur le scrutin d’« un peu rapides pour des gens qui connaissent mal la réalité et le contexte locaux ».
L.M. : J’assume. Je pense que l’observation est importante, mais il faut relativiser un tout petit peu et remettre en perspective. Il faut voir d’où vient le pays. Il y a moins de dix ans, le Rwanda a vécu un génocide qui a été une vraie catastrophe historique. Aujourd’hui, Kagamé fait preuve d’une sorte de systématisme forcené pour extirper le mal ethnique de son pays. C’est un pari. Deux thèses s’opposent. La première dit que pour l’extirper il faut en parler. La seconde estime que pour l’extirper il faut le nier. Il faut véritablement faire en sorte qu’on ne se différencie plus selon le critère ethnique. On n’est plus tutsi ou hutu, on est rwandais. L’Histoire dira qui a raison. Mais pour ma part, je suis prêt à suivre Kagamé dans cette voie. De toute façon, ne pas le suivre serait encore plus risqué.

J.A.I. : Vous êtes donc devenu plus pragmatique ?
L.M. : Je me réfère à la fameuse formule du cardinal de Retz : entre deux maux, il faut choisir le moindre. D’ailleurs, je n’ai pas toujours été d’accord avec Kagamé. Il y a quelques mois, j’ai même eu des différends assez prononcés avec lui. Mais quand je vois les progrès qui ont été réalisés, on se rapproche de ce que j’appellerais les repères classiques d’une démocratie. Il faut bien comprendre qu’en critiquant Kagamé, on risque de l’isoler. Je prétends qu’il n’est pas un dictateur. Je ne sais pas comment je peux le qualifier. Je dirais que c’est quelqu’un « d’entre-deux ». Il est entre deux mondes, l’ancien et le nouveau. Et ce processus est un passage obligé.

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J.A.I. : Autre pays en pleine transition, la République démocratique du Congo : cent jours après l’installation du gouvernement d’union nationale, quel bilan dressez-vous ?
L.M. : Je ne pensais pas rencontrer autant de good will (« bonne volonté ») en si peu de temps. Cela ne veut pas dire du tout que je suis d’un optimisme béat. Je pensais simplement que ce serait plus compliqué que cela. Le premier succès, c’est que Joseph Kabila et ses quatre vice-présidents ont réussi à créer un espace présidentiel où l’on communique. Loin de se regarder en chiens de faïence, ils se parlent, ils se concertent, ils consultent et ils communiquent. C’est le début du dialogue…

J.A.I. : Cela suffira-t-il ?
L.M. : Les dirigeants congolais peuvent faire preuve de la meilleure volonté, ils n’arriveront à rien si la communauté internationale ne leur fournit pas massivement les moyens de montrer aux populations qu’il y a un dividende à la paix. La vie quotidienne doit s’améliorer pour éviter d’exposer la RDC à des dissensions internes.

J.A.I. : Alors que l’on parle de paix et de reconstruction, certains réclament la constitution d’un tribunal pénal pour la RDC. Est-ce qu’une telle juridiction se justifierait ?
L.M. : Oui, c’est une très belle idée. Mais qu’est-ce qui est le plus urgent ? Construire un État pour donner un avenir aux populations ou faire la chasse aux criminels ? On ne peut pas toujours faire les deux. Si cela risque de faire imploser le processus en cours, je dis non.

J.A.I. : Certaines entreprises belges ont été montrées du doigt dans le rapport des Nations unies sur le pillage de la RD Congo…
L.M. : Le rapport onusien est très inégal. Il y a des choses très justes, mais il y a aussi des rumeurs. Je ne défends pas les entreprises belges mises en cause. Si elles étaient en tort, je le dirais. Mais la commission a fait apparaître qu’aucune d’elles n’exerçait d’activité répréhensible aux yeux de la loi. Bien entendu, on peut poser un jugement moral. Mais on ne peut pas poursuivre sur cette base, sinon, on incriminerait tout le monde.

J.A.I. : La Belgique a adopté une position avant-gardiste avec la loi de compétence universelle. Mais celle-ci semble être aujourd’hui devenue une coquille vide.
L.M. : Non. Elle n’est pas plus vide que ce qui existe dans d’autres pays. Mais en ce qui nous concerne, cette loi a été tuée par ceux que j’appelle les « gauchistes subversifs » : des gens qui appartiennent à des organisations de défense des droits de l’homme. Je ne parle pas des organisations sérieuses, comme Amnesty ou la Ligue des droits de l’homme. Mais de celles qui ont déposé des plaintes totalement abusives. La loi de compétence universelle ne cherchait pas à se substituer à la justice des pays démocratiques. Maintenant, il faut se battre pour la Cour pénale internationale…

J.A.I. : Avez-vous rencontré en Afrique beaucoup de personnalités qui ont l’étoffe d’hommes d’État, ou qui pourraient le devenir ?
L.M. : Oui, et ce ne sont pas nécessairement ceux qui ont le pouvoir. Mais la progression de Joseph Kabila m’a impressionné. Le seul problème de Kabila, c’est qu’il ne communique pas assez. Bemba, dans son style, semble en avoir l’étoffe… On verra. Enfin, parmi les jeunes dirigeants, je trouve que certains sont impressionnants. C’est notamment le cas d’Olivier Kamitatu, le président de l’Assemblée nationale, ou d’Antoine Ghonda, le nouveau ministre des Affaires étrangères. Le chef de la diplomatie rwandaise, Charles Murigande, l’est aussi. Tout comme Pierre Buyoya au Burundi.

J.A.I. : Comment jugez-vous le rôle de l’Afrique du Sud dans la crise des Grands Lacs ?
L.M. : Thabo Mbeki est incontournable, et il faut aider l’Afrique du Sud à tenir le rôle de stabilisateur qu’elle semble de plus en plus vouloir jouer. Mais le rapport de l’Afrique du Sud aux autres pays du continent ne peut s’établir sans nuances. Il subsiste certaines interrogations du côté congolais quant à l’impartialité de Pretoria à l’égard du Rwanda. Pour ma part, je crois Mbeki impartial. Et les troupes sud-africaines jouent un rôle capital dans le cadre de la médiation au Burundi.

J.A.I. : En Afrique subsaharienne, considérez-vous Kadhafi comme un danger ?
L.M. : Je ne le crois pas, et je suis favorable à la réouverture d’un dialogue politique entre l’Union européenne et la Libye.

J.A.I. : Peut-il être un élément constructif ?
L.M. : Difficile de juger, mais il ne faut pas refuser les bonnes volontés.

J.A.I. : Vous vous faites toujours l’avocat d’une diplomatie éthique ?
L.M. : Sur ce plan, la Belgique est à l’avant-garde. Et je reconnais que cette diplomatie éthique se heurte parfois à la Realpolitik. Le mieux est souvent l’ennemi du bien.

J.A.I. : Auriez-vous fait une croix sur vos idéaux pour devenir plus pragmatique ?
L.M. : Je n’ai pas changé, et mes engagements fondamentaux restent les mêmes. Je ne regrette rien de mes positions sur Jorg Haïder [NDLR : leader de l’extrême droite autrichienne] ou sur Pinochet. Mais, dès 1999, j’ai dit que je parlerais avec les dictateurs : si on ne leur parle plus, on n’offre plus la moindre audience à l’opposition des pays qu’ils dirigent. Lorsque je vais à Cuba, j’offre une tribune aux opposants cubains. Et quand je vais à Goma rencontrer des gamines qui ont été violées, je porte témoignage.
Quand c’est nécessaire, je veux bien « pratiquer » le coup de gueule. Quand cela me dessert, je me tais. Ça servirait à quoi de faire la fine bouche sur les élections au Rwanda et de le dire à Kagamé ? À ne pas lui donner d’autre issue que de retourner en RD Congo. Les populations n’ont rien à y gagner.

J.A.I. : D’où vous vient votre fibre africaine ?
L.M. : De mon indignation : il y a quelque chose de scandaleux qui se passe là-bas et que la communauté internationale n’assume pas. S’il y a une tache sur la conscience collective occidentale, c’est l’Afrique. C’est plus qu’un désengagement : presque une indifférence fataliste. Je ne peux pas m’y faire. Ma position n’est pas nouvelle : tout ce que je fais aujourd’hui, je l’avais écrit en 1995 quand j’étais à la tête de l’opposition libérale. J’ai toujours reproché aux gouvernements précédents de s’en être désintéressés. C’était d’une lâcheté colossale.

J.A.I. : Vous défendez donc une approche plus décomplexée ?
L.M. : Oui. Une approche plus distante par rapport à cette partie du passé belge. Je ne condamne rien : je dis simplement que la Belgique, qui a bâti sa réputation, son influence et sa richesse sur les colonies, ne peut pas se permettre cette indifférence crapuleuse à l’égard des populations d’Afrique centrale.

J.A.I. : C’est une relation encore très taboue en Belgique. Il suffit pour s’en rendre compte de se souvenir de la frilosité du Parlement face aux conclusions de la commission d’enquête sur la mort de Patrice Lumumba.
L.M. : La commission d’enquête a fait son devoir, même si ça n’a pas plu à tout le monde. Il en a été ainsi lorsque j’ai proposé la création d’une Fondation Lumumba. Ou quand le Premier ministre est allé demander pardon au Rwanda. On l’a fait quand même. Les gouvernements doivent, à un moment donné, porter la rédemption du passé.

J.A.I. : Est-ce que la France sait le faire ?
L.M. : Je ne sais pas si la France sait le faire ; Chirac, lui, l’a fait. Mais comme je suis un peu chiraquien…

J.A.I. : Et villepiniste ?
L.M. : Aussi. Lui me fascine parce que c’est quelqu’un qui ose. Sous des dehors extrêmement flamboyants, c’est un homme qui n’a pas sa langue dans sa poche, qui ne chipote pas. C’est quelqu’un qui parle clair et franc. Il s’expose.

J.A.I. : C’est quelque chose que certains vous ont reproché…
L.M. : J’espère bien qu’ils continueront longtemps à me le reprocher. Je ne vais pas changer pour leur faire plaisir. J’ai un respect profond pour les diplomates : ils sont nécessaires. Mais je ne suis pas diplomate, je suis un homme politique. Je suis totalement opposé à ce qu’un diplomate soit ministre des Affaires étrangères : ce serait la mort de la politique étrangère. Villepin est un vrai politique, c’est là sa différence fondamentale avec Hubert Védrine. Ce n’est pas un jugement de valeur, mais Védrine était un pragmatique, pas un utopiste. Il y a un élan chez Villepin qu’il n’y avait pas chez Védrine, ainsi qu’un intérêt pour l’Afrique. Par exemple, il était impossible de faire évoluer Védrine sur la question rwandaise.

J.A.I. : Les relations franco-rwandaises restent un problème.
L.M. : Et je souhaite qu’elles se normalisent. La France est un partenaire extrêmement important pour consolider la paix en Afrique centrale. Tant que le contentieux ne sera pas apuré, la France ne pourra pas donner le meilleur d’elle-même. Il faut néanmoins reconnaître au gouvernement de Chirac une politique plus volontariste en Afrique centrale que celle de l’équipe précédente qui, elle, souffrait d’un énorme handicap : la cohabitation. La France, sur le plan européen, n’existait plus ; elle ne pesait plus que par Chirac. Il a fait la différence sur les questions de politique étrangère. Le Français est très sensible à la manière dont on le perçoit : on ne peut pas être un grand homme d’État en France si on n’a pas cette aura.

J.A.I. : Vous êtes populaire, et votre action ministérielle aussi…
L.M. : Je crois avoir réussi à refaire de la politique étrangère un sujet de conversation en Belgique. C’est déjà pas mal. Quand un citoyen se passionne pour la politique étrangère, il entre dans le champ de l’universel, dépasse son propre sectarisme. Quand on s’intéresse à la politique extérieure, on a le souci de l’autre.

J.A.I. : Deux qualificatifs reviennent souvent pour vous décrire : impétueux et bourreau de travail.
L.M. : Bourreau de travail, sûrement. Impétueux, je ne sais pas. On fait rarement les choses par hasard, mais il m’arrive d’agir par instinct : j’ai du mal à me contenir trop longtemps. À propos de ma déclaration sur la victoire électorale de Jorg Haïder conseillant aux Belges de ne pas aller faire du ski en Autriche, c’était une connerie. Mais j’ai été très affecté par ce résultat, d’autant que ma famille a aussi été victime du nazisme et du rexisme [NDLR : mouvement d’extrême droite belge]. J’ai du mal à accepter qu’en Europe des partis de ce genre puissent être au pouvoir. Pas de liberté pour les ennemis de la liberté. Je serais même prêt à interdire le parti d’extrême droite flamand, le Vlaams Blok. Et je n’accepterais jamais d’aller débattre à la télé avec un facho, parce qu’on est toujours perdant : on n’a jamais le temps, en une émission, de démonter leur argumentation.

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