Désorganisation totale

La multiplication des programmes financés par les agences onusiennes ne favorise pas une lutte coordonnée et efficace contre la pandémie.

Publié le 27 octobre 2003 Lecture : 5 minutes.

Toutes les dix secondes, à Gaborone, Durban, Abidjan, Pékin, Bombay ou Washington, une personne meurt du sida. Au quotidien, cela donne 8 000 morts. Huit mille personnes, dont 75 % en Afrique, décèdent chaque jour d’une maladie que, certes, on ne guérit pas, mais pour laquelle on dispose de médicaments permettant d’allonger l’espérance de vie. La question est donc simple. Pourquoi n’avance-t-on pas plus vite, alors que les prix des antirétroviraux (ARV), longtemps rendus responsables du non-accès aux traitements au Sud, ont considérablement baissé ? En grande partie parce qu’un vent de folie souffle sur les institutions internationales, notamment les agences onusiennes. Au lieu de se coordonner pour mener une action large et efficace, elles se sont mis en tête de monter chacune leur propre programme de lutte, avec leurs propres critères de sélection et leurs propres recommandations. De quoi décourager les États les plus combatifs.
Or cette nouvelle tendance menace un équilibre fragile construit depuis 1996. À cette époque, l’éparpillement des initiatives a déjà montré son inefficacité. Pour lutter contre le sida, on comprend qu’il faut mener un combat d’envergure, coordonné et organisé. C’est dans cette optique qu’en 1996 l’Onusida, bureau conjoint de huit agences onusiennes, est créé. Parce que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) seule ne pouvait y arriver, mais aussi parce que les conséquences de l’épidémie commençaient à toucher tous les secteurs d’activité. D’où, en plus de l’OMS, la participation du Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef), de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), du Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP), de la Banque mondiale (BM), du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), de l’Organisation internationale du travail (OIT) et du Programme des Nations unies pour le contrôle international des drogues (PNUCID). Mais l’Onusida a une sérieuse lacune. Ses missions consistent à assister les États dans leur lutte contre la maladie, et non à la financer. Résultat, là aussi, une belle pagaille. Coopération bilatérale, prêt, financement par des sociétés privées ou par des fondations, bref, pour obtenir un budget, les gouvernements ou associations devaient immanquablement frapper à toutes les portes.
Un espoir s’est quand même dessiné, en 2001. Kofi Annan, secrétaire général des Nations unies, appelle alors à la création du Fonds mondial de lutte contre le sida, la malaria et la tuberculose. La concrétisation a lieu en juin de la même année, et est unanimement saluée comme une belle idée de coopération internationale. Un organisme unique collecte l’ensemble des financements, et, à l’aide d’un conseil technique de haute volée, les distribue à des États ayant auparavant mis en place une structure à même de gérer ces fonds. À ce moment, on pouvait penser qu’une lutte organisée et efficace était en route.
Deux ans plus tard, le constat est sans appel, la désorganisation règne. Jong-wook Lee, nouveau directeur général de l’OMS entré en fonctions le 21 juillet dernier, a réintégré la lutte contre le sida dans les prérogatives de son agence. À la tête du département en question, il a nommé le Brésilien Paulo Teixeira, homme providentiel pour son pays puisqu’il a réussi à contenir la propagation de la maladie, notamment en autorisant la production d’ARV génériques distribués gratuitement à tous ceux qui en ont besoin. Les objectifs visés par ce département, dont les échéances ont toutes été fixées à fin 2005, sont également très ambitieux : réduire de 20 % la proportion de nouveau-nés infectés, rendre les services de dépistage accessibles à 60 % de la population, vérifier tous les stocks de sang, et, rien de moins, mettre 3 millions de personnes sous ARV. Un sacré défi, quand on sait qu’aujourd’hui seules 300 000 personnes en bénéficient dans les pays en développement (PED), dont 50 000 en Afrique (1 % des séropositifs). Bien pis, seules 10 % des personnes infectées par le VIH dans les pays du Sud connaissent leur statut, ce qui ne peut faciliter la distribution de ces thérapies. Bien que mené conjointement avec l’Onusida, ce programme est dirigé par l’OMS. Car, selon Lee, il n’était plus possible de « continuer comme avant ». Une position réaffirmée, fin septembre, par Paulo Teixeira à Nairobi, au Kenya, lors de la Conférence internationale sur le sida et les maladies sexuellement transmissibles en Afrique (CISMA). Ce dernier a ainsi expliqué que, « étant le ministère de la Santé de la planète, l’OMS devait reprendre en main la lutte contre le sida ». Un désaveu cinglant pour l’Onusida. Son directeur exécutif, le Belge Peter Piot, a d’ailleurs protesté, rappelant que « l’OMS avait échoué dans cette tâche », et que c’est pour pallier cet échec que l’agence onusienne dédiée à la lutte contre le sida avait été créée. De là à interpréter cet échange, public, comme une mésentente sur le fond, il n’y a qu’un pas.
Malgré cela, et dans l’intérêt des malades, on ne peut que souhaiter la réussite de ce programme. Mais de nombreux obstacles vont se dresser sur la route de Paulo Teixeira. L’objectif d’abord, quoique tout à fait louable, paraît trop ambitieux. La méthode ensuite, car si le Brésilien veut appliquer sa recette en Afrique, il devra l’adapter aux cultures et aux sociétés locales. Le financement enfin, car même si les prix ont diminué, les ARV, au regard de la durée de la thérapie, restent chers, et le suivi biologique indissociable de ce traitement a un coût exorbitant. Les fonds nécessaires sont évalués à 5 milliards de dollars par an. Or l’Onusida estimait, dans une étude parue le 21 septembre, que, en tenant compte de toutes les augmentations budgétaires attendues pour 2005, « il manquera 3 milliards de dollars », uniquement pour l’Afrique subsaharienne et sans tenir compte des besoins de cette nouvelle politique. Un obstacle considérable.
Parallèlement, les projets se multiplient, éparpillant les capacités et les dollars. Ainsi, par exemple, la Banque mondiale mène un Programme plurinational de lutte contre le VIH-sida pour l’Afrique (MAP). Il s’agit de prêts à taux zéro consentis aux États. Une première tranche de 500 millions de dollars a déjà été distribuée, et la seconde, dotée du même montant, est en cours. Et pendant que ces différents projets se mettent en place, le Fonds mondial peine à remplir ses caisses. Censé coordonner le financement de la lutte à l’échelle internationale, il pourrait ne pas dépasser les six prochains mois. Pour permettre de nouveaux décaissements, au prochain semestre, il faudra trouver 3 milliards de dollars supplémentaires. Passe encore que le Fonds, en tant que structure, disparaisse. Mais qu’adviendra-t-il des personnes mises sous traitement via les 245 programmes subventionnés dans 125 pays depuis deux ans ? Arrêter brutalement la prise des ARV est une condamnation à mort pure et simple. Qui prendra le relais ? Les coopérations bilatérales, dont les objectifs sont eux aussi bien éparpillés ? Les fameux 15 milliards de dollars sur cinq ans que George W. Bush a demandés au Congrès de voter afin de lutter contre le sida auraient permis au Fonds de remplir ses caisses. Mais cette somme, si le président américain parvient à la débloquer – et rien n’est moins sur -, ira à des programmes triés sur le volet par l’administration Bush. Encore une fois, une belle occasion a été ratée. Car vaincre le sida ne passe pas par des initiatives individuelles. Il faut une synergie de moyens, d’objectifs et de compétences. Ce dont on semblait disposer avec l’Onusida et le Fonds mondial de lutte contre le sida, la malaria et la tuberculose.

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