D’Haïti à la Palestine

L’intellectuel Edward Saïd, décédé le 24 septembre, s’était intéressé de près à l’épopée de Toussaint-Louverture.

Publié le 27 octobre 2003 Lecture : 3 minutes.

Edward W. Saïd a choisi de tirer sa révérence l’année du bicentenaire de la mort de Toussaint-Louverture. Quel rapport, direz-vous, entre le Palestinien et le héros national d’Haïti, colonie française de Saint-Domingue ? Quel lien entre le paisible professeur de littérature comparée et le chef de guerre que Napoléon Bonaparte déporte dans le Jura, où il meurt de froid et de privations le 7 avril 1803 ? Il suffit de (re)lire Culture et impérialisme.
Cet ouvrage, paru en 2000 dans sa version française, traite des « empires occidentaux modernes des XIXe et XXe siècles » et de leurs territoires d’outre-mer. L’idée de Saïd est de montrer que la culture impériale a toujours suscité une résistance de la part des peuples asservis. À aucun moment de l’Histoire elle n’a donné lieu à une acceptation passive. « Il y a toujours eu, écrit-il, une forme quelconque de résistance active, et, dans l’immense majorité des cas, elle a fini par l’emporter. »
Le lien avec Toussaint-Louverture ? J’y arrive. La France a été l’un des plus grands empires coloniaux. Il était inévitable que le livre de Saïd s’y arrête. Or Saint-Domingue, tout au long du XVIIIe siècle, représentait le fleuron de cet empire. Celui qui, au début du XIXe siècle – avec l’indépendance proclamée le 1er janvier 1804, après treize années de violents combats – a fait trembler l’empire français et créé des brèches dans le système esclavagiste. Ce qui intéresse Saïd, c’est la stratégie mise en oeuvre par les Haïtiens pour échapper à l’esclavage et à la domination française. Elle a donné lieu à des années de résistance et à des pratiques connues, dont profiteront, plus tard, d’autres peuples asservis. Le marronnage, l’empoisonnement – aujourd’hui, on parlerait de terrorisme – et la guérilla. Le contrôle de la situation par les indigènes a forcé les commissaires de la République française envoyés sur place à proclamer une première abolition de l’esclavage en 1794. Puis, en 1801, Napoléon Bonaparte a décidé de mater la rébellion et de restaurer le système esclavagiste. Le premier consul a confié la mission à son beau-frère, le capitaine-général Leclerc et mis à sa disposition trente-trois mille soldats. Près de soixante-dix mille hommes, partis de la métropole, seront engagés au plus fort des combats. On sait ce qu’il est advenu de l’expédition.
Ce qu’on oublie parfois, c’est que derrière la résistance du peuple haïtien, il y a dès le départ le génie d’un homme, Toussaint-Louverture. Saïd, arrivé très jeune aux États-Unis, a entendu parler d’Haïti à maintes occasions. De fait, Culture et impérialisme s’inspire largement de C.R.L. James, le Trinidadien, auteur en 1938 des Jacobins noirs. Toussaint- Louverture et la Révolution française. C’est fort de cet éclairage que le Palestinien analyse les rapports mouvementés de la métropole et de sa colonie, et met en lumière le personnage de Toussaint-Louverture. L’homme, qui a appris à lire à 40 ans, est un vaillant soldat doublé d’un habile stratège. Il sait louvoyer. Négocier avec les trois empires coloniaux présents à Saint-Domingue : la France, l’Espagne et l’Angleterre. Il passe d’un camp à l’autre quand le contexte politique le commande. Se rallie à l’Espagne avant de conquérir la partie espagnole de l’île au nom de la France. La Convention le nomme général de division ? Il deviendra gouverneur général de la colonie, dont il arrache l’autonomie à la métropole. Mais Toussaint n’est pas infaillible. Son erreur ? Avoir puisé la plupart de ses idées de la lecture de l’abbé Raynal et des encyclopédistes. C’est ce qui le perdra. Il a tort, selon Saïd, de faire confiance « aux déclarations européennes, [de] les entendre comme des intentions réelles, et non comme des propos inspirés par des intérêts et groupements fondés sur la classe et l’histoire ». Capturé par traîtrise par les émissaires du premier consul, il finit ses jours incarcéré au fort de Joux, dans le Jura.
De nombreuses biographies étaient déjà consacrées à l’Haïtien. Mais Edward Saïd a contribué à le faire connaître davantage, notamment dans les pays arabes ou aux États-Unis. La ville de Miami vient d’ailleurs de donner son nom à sa 54e rue, devenue boulevard Toussaint-Louverture.

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