Dans l’intimité d’un massacre

Elephant, de Gus Van Sant (Sorti à Paris le 22 octobre)

Publié le 27 octobre 2003 Lecture : 3 minutes.

Elephant évoque de façon clinique, sans effets spectaculaires, les prémices et le déroulement du massacre de dizaines de lycéens américains par deux de leurs camarades au collège de Columbine, dans le Colorado, en 1999. Alors, pourquoi ce titre curieux ?
Une parabole indienne conte l’histoire de cinq aveugles qui touchent chacun une partie différente d’un éléphant (une patte, une défense, la queue, etc.) et pensent pouvoir reconnaître ce qu’ils ont examiné : l’un croit qu’il fait face à un arbre, l’autre à un mur, le troisième à un serpent, etc. Comme aucun d’entre eux ne voit le pachyderme dans son ensemble, ils ne peuvent l’identifier. Une manière de dire qu’il faut se méfier des impressions simplistes, surtout quand on a affaire à un problème difficile à cerner.
Gus Van Sant affirme qu’il a choisi le titre de son long-métrage non par référence à cette parabole, mais pour rendre hommage à un film anglais de 1989 dont il s’est inspiré pour traiter son sujet. Peut-être peut-on supposer, que ce soit vrai ou faux, que ce premier Elephant signé Alan Clarke, montrant sans explication un massacre méthodique de civils par un tueur non identifié en Irlande du Nord, se voulait lui-même une illustration de la légende indienne.
Quoi qu’il en soit, le film de Gus Van Sant justifie la référence à la parabole susmentionnée. Car il a pour principale originalité de refuser tout traitement psychologique, sociologique ou moral du sujet. Il ne permet pas au spectateur, même si bien des pistes sont suggérées, de comprendre le drame de Columbine. Faut-il incriminer les parents et, en particulier, les pères de plus en plus défaillants ? Ces armes de guerre que n’importe qui, même un enfant, peut acquérir via Internet ? L’ennui qui caractérise la vie de jeunes mal dans leur peau dans les petites villes sans âme de l’intérieur des États-Unis ? Pourquoi pas. Mais il ne peut s’agir d’une cause unique. La situation est trop complexe, trop opaque, pour qu’il soit pertinent de chercher une explication rationnelle dont on pourrait se satisfaire.
On devra donc se contenter de suivre dans les interminables couloirs du collège les déambulations des jeunes qui se retrouveront, d’une façon ou d’une autre, impliqués dans le drame final. On pourrait craindre qu’un tel film à base d’improvisations, qui refuse tout mode de narration classique, soit simplement à ranger, même s’il est très beau et jamais ennuyeux, dans la catégorie des oeuvres intellos à ne conseiller qu’aux cinéphiles purs et durs. Et qu’il faille renvoyer tous ceux qui s’intéressent aux dysfonctionnements de la société américaine et au mal-être de ses adolescents à d’autres films comme le documentaire du cinéaste-agitateur Michael Moore.
Ce serait une erreur. Car Gus Van Sant, en filmant toujours par-dessus l’épaule de ses personnages, selon le principe de la caméra subjective, met le spectateur en position de vivre les situations, de coller à l’action comme dans un jeu vidéo. Il l’incite à se confronter seul à toutes les questions que le sujet conduit à se poser. Et à admettre qu’on peut avoir à faire face à une réalité brute qu’on ne sait pas interpréter, mais qu’on ne peut pour autant nier. Une expérience intense.
Difficile de rester indifférent face à ce film peu conventionnel et passionnant. Les jurés du dernier Festival de Cannes, courageux et bien inspirés, ne s’y sont pas trompés en accordant la Palme d’or et le Prix de la mise en scène à cette tentative réussie pour renouveler l’approche cinématographique de la réalité.

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