Potion amère

Sous la pression de l’Organisation mondiale du commerce, l’Union européenne propose de réduire de plus d’un tiers les prix garantis à ses producteurs, mais aussi à ceux de plusieurs pays du Sud.

Publié le 27 juin 2005 Lecture : 5 minutes.

Le 28 avril, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) donnait finalement raison au Brésil, à la Thaïlande et à l’Australie, qui accusaient l’Union européenne (UE) de « dumping » en subventionnant massivement ses exportations sucrières et en protégeant abusivement son marché intérieur. Prise la main dans le sac, la Commission de Bruxelles s’est engagée à réformer ce système contraire à la libéralisation des marchés internationaux préconisée par l’OMC. À l’issue d’âpres négociations, Bruxelles a proposé, le 22 juin, de réduire de plus d’un tiers (39 % pour le sucre blanc et 42 % pour la betterave sucrière) les prix garantis à ses producteurs mais aussi à ceux des pays ACP (Afrique-Caraïbes-Pacifique), qui exportaient jusqu’à présent en Europe à des conditions très avantageuses. Une mesure aussitôt dénoncée par les producteurs européens, qui y voient la signature de leur arrêt de mort, sans parler des pays ACP, encore plus menacés, qui réclament une réforme plus équitable. Comment en est-on arrivé là ?
Nous sommes en 1968. L’Europe souhaite renforcer son agriculture, et notamment la culture de la betterave. Dans le cadre de la politique agricole commune (PAC), Bruxelles instaure des droits de douane très élevés, fixe des quotas et accorde des prix garantis subventionnés jusqu’à trois fois supérieurs aux cours mondiaux. Avec un tel régime de faveur, les betteraviers européens écoulent facilement leur production tout en bradant leur surplus à l’international après avoir amorti leurs investissements et dégagé de substantiels bénéfices sur le marché intérieur. L’Europe devient ainsi une puissance sucrière de premier plan avec une production de 20 millions de tonnes et des exportations oscillant entre 4 millions et 4,5 millions de tonnes. Mais elle est aussi importatrice. Suite au « protocole » conclu en 1975 dans le cadre de la Convention de Lomé, qui fixait les accords de coopération entre les États de la Communauté économique européenne (CEE à l’époque) et leurs anciennes colonies des pays ACP, l’Europe importe annuellement de ces derniers quelque 1,6 million de tonnes de sucre. Avec le même système : des prix garantis et une politique de quotas qui avantage pour une large part les cinq pays du Commonwealth : Maurice (33 %), les Fidji et le Guyana (11 % chacun), le Swaziland et la Jamaïque (8 %). D’autres pays ACP profitent de ce régime sucrier : Madagascar, dont les ressources annuelles en devises générées par cette activité atteignent 6 millions d’euros ; le Congo, qui produit chaque année entre 50 000 et 60 000 tonnes de sucre ; mais aussi le Gabon, le Cameroun, et le Burkina…
Si cette production du Sud à base de canne à sucre était exclusivement écoulée sur le marché européen, il n’est pas certain que le Brésil aurait saisi l’OMC. Mais l’Europe réexporte à bas prix cette marchandise achetée largement au-dessus des cours mondiaux. Brasilia était donc fondé à dénoncer une concurrence déloyale, mais pas à imputer à la seule UE la responsabilité de la chute des prix ces dernières années. Certes, le cours mondial a pratiquement été divisé par deux durant la seconde moitié des années 1990. Certes, les aides de Bruxelles protègent le marché des Vingt-Cinq. Mais le désordre actuel est surtout dû à l’explosion des exportations brésiliennes, passées de 8,8 millions de tonnes en 1999 à 18 millions aujourd’hui. En outre, le numéro un mondial, déjà principal fournisseur extérieur de la Russie, du Canada, de l’Algérie et des États-Unis, ne cesse d’augmenter ses surfaces cultivées pour conquérir de nouvelles parts de marché. « Les grands équilibres se sont effondrés », regrette Hugues Beyler, économiste à la Confédération générale [française] des planteurs de betteraves (CGB).
Si le président Lula se présente comme le porte-parole du Sud, l’ancien syndicaliste est aussi un pragmatique qui défend avant tout les intérêts de son pays, dont 40 millions d’habitants vivent en dessous du seuil de pauvreté. Pour relever ce défi, l’agriculture a été placée au rang de priorité. Avec 40 % de terres encore en friche, le Brésil a pour ambition de devenir « la ferme du monde ». Avec talent et une compétence reconnue, les négociateurs du géant sud-américain ont tiré profit de l’OMC et de ses règles pour obtenir les moyens de cette politique. À ce titre, le sucre est un produit stratégique. Mais si le droit international a été un allié, il n’est pas certain que cela profite aux plus faibles.
Au Brésil, ce sont en majorité les grands propriétaires terriens, dont les exploitations couvrent plusieurs milliers d’hectares, qui vont bénéficier de cette libéralisation. Jouissant d’une réserve foncière illimitée mais aussi d’une main-d’oeuvre peu qualifiée et mal rémunérée, ces « agriculteurs-hommes d’affaires » disposent d’une force de frappe inouïe. Dans les États côtiers du Sud, les plantations de canne à sucre s’étendent à l’infini et les petits paysans sont le plus souvent contraints d’abandonner leur lopin de terre pour rejoindre la cohorte des ouvriers agricoles. On est bien loin des promesses d’une réforme agraire.
Pour les pays ACP, le régime européen assurait des prix planchers avantageux et des débouchés sûrs. À partir de l’été 2006, avec la mise en oeuvre de la réforme annoncée le 22 juin, tout cela sera fini. Plus grave : à ce jour, aucune proposition de compensation n’a été formulée. Théoriquement, les pays ACP pourront toujours exporter leur production, mais le marché européen est saturé et le rouleau compresseur brésilien va pouvoir s’exprimer sans entraves à l’international. Il y a donc peu de chances que le petit planteur mauricien avec sa machette et sa charrette puisse soutenir la comparaison. Le ministre de l’Agriculture, Nando Bodha, n’a d’ailleurs pas caché son inquiétude lors de la visite d’une délégation européenne au début du mois : « Nous sommes prêts à nous engager dans une réforme juste et raisonnable, mais nous refusons les propositions qui vont nous détruire. Toute la cohésion sociale de l’île est menacée. » Port-Louis a présenté un plan d’action 2005-2015 en vue de rendre l’industrie sucrière mauricienne viable et compétitive. Il s’agit notamment d’optimiser les rendements des 30 000 petits exploitants qui représentent un tiers de la production. Le plan prévoit aussi la réouverture du port de Mahébourg, dans le sud de l’île, pour favoriser l’exportation d’éthanol, combustible produit à partir de la canne à sucre, et l’importation de matières premières.
Insuffisant, pronostique un économiste spécialiste de la filière, Philippe Chalmin : « L’analyse manichéenne avec, d’un côté, les bons libéraux et, de l’autre, les méchants protectionnistes ne tient pas pour le sucre. » Il aurait fallu au contraire maintenir des prix élevés assortis de quotas très stricts. Qui seront les bénéficiaires de la chute des prix ? Pas les petits producteurs ni les ménages mais l’industrie agroalimentaire. En France, ce secteur absorbe 80 % du sucre produit. En Europe, Coca-Cola achète 1 million de tonnes de sucre par an. Or ces entreprises ne répercuteront pas la baisse de leurs coûts de production. Selon les prévisions, le recul des prix du sucre en Europe représenterait, pour la seule firme d’Atlanta, une économie de 300 millions d’euros ! C’est pourquoi les groupes sucriers réclament des industriels de l’agroalimentaire qu’ils financent le futur fonds de restructuration destiné à indemniser les producteurs européens les moins compétitifs. Le Brésil a peut-être gagné « la guerre du sucre », mais les victimes n’ont pas encore été recensées.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires