Les sacrifices d’enfants à Carthage : mythe ou réalité ?

Le Wall Street Journal revient sur la polémique qui oppose le chercheur M’Hamed Hassine Fantar à d’autres archéologues à propos des massacres rituels dans la Tunisie antique.

Publié le 27 juin 2005 Lecture : 5 minutes.

M’hamed Hassine Fantar s’est fait un combat de laver l’honneur des Carthaginois de l’Antiquité, entaché d’une sinistre réputation d’infanticide rituel. Pour cet archéologue tunisien de 69 ans, il s’agirait d’une vaste opération de propagande, menée par les Romains et les Grecs et destinée à abattre pour toujours leurs vieux rivaux.
La Carthage d’aujourd’hui forme un subtil mélange de villas cossues – au milieu desquelles s’insère le palais présidentiel – et de ruines antiques, un lieu où passé et présent se rejoignent. L’identité nationale tunisienne se fonde sur des valeurs laïques, loin de l’islamisme politique, mais s’ancre également dans la civilisation préislamique carthaginoise. Un engouement dont témoigne le succès des émissions consacrées à Hannibal par la première chaîne de télévision privée. Ce génial stratège militaire avait conduit son armée – en partie montée sur des éléphants – à travers les Alpes, pour combattre les Romains. Le président Zine el-Abidine Ben Ali a félicité la station pour cet hommage rendu à un symbole de l’« authentique civilisation » tunisienne. En revanche, la conscience nationale a du mal à accepter que les glorieux ancêtres aient pu se livrer à des sacrifices propitiatoires d’enfants, lors de rituels religieux macabres.
M’hamed Hassine Fantar multiplie les articles dans les journaux, les séminaires, les émissions de télévision et de radio dans l’espoir d’effacer cette sinistre célébrité. Il a toutefois un adversaire, Lawrence Stager, professeur à l’université Harvard, qui prépare un livre dans lequel figurera une analyse scientifique minutieuse des os exhumés des tombeaux carthaginois dans les années 1970. Balayant tous les doutes, il vient de prouver que Fantar et ses disciples locaux ont tort.
De nombreuses cultures antiques pratiquaient les sacrifices humains. Carthage se distingue en véritable « tueur en série » par six cent ans de massacre d’enfants, dans un lieu appelé Tophet, mot hébreu qui signifie « l’endroit où l’on brûle ». De nombreux chercheurs occidentaux considèrent cette pratique comme destinée au culte de deux divinités. Stager envisage aussi la possibilité d’un mécanisme de contrôle de la natalité. D’autres suggèrent une activité liée aux rites saisonniers de fertilité.
Les Romains, conquérants de la ville en 146 avant Jésus-Christ, sont les premiers à accuser Carthage d’holocauste. La légende inspire ensuite l’écrivain français Gustave Flaubert, visiteur du site en 1858, à la recherche d’éléments d’inspiration pour Salammbô, son roman qui décrit ces sacrifices rituels. Les commentaires contemporains sont peu amènes : « C’était une terrible période de dégénérescence », écrit le comte Byron Khun de Prorok, un Français qui prit part aux premières fouilles du Tophet de Carthage dans les années 1920. Lawrence Stager écrit dans la Revue d’archéologie biblique : « C’est répugnant… Peut-être les Carthaginois auraient-ils eu meilleure presse en Occident s’ils avaient caché leurs pratiques plus habilement. »
« L’Histoire est toujours écrite par les vainqueurs, rétorque le chercheur tunisien depuis la villa qui abrite désormais l’Institut de l’héritage national de Tunisie. Carthage a non seulement perdu la guerre, mais a été rayée de la carte par les Romains, qui ont rasé la ville et répandu du sel sur la terre pour que rien ne puisse jamais repousser. Ils ont manipulé l’Histoire pour nous dépeindre comme des barbares et justifier ainsi leur propre barbarie. »
Fantar avoue avoir cru à la théorie du sacrifice. Ses doutes sont nés à la lecture de l’article d’un chercheur italien, publié en 1987 et intitulé : « Les sacrifices d’enfants, réalité ou invention ? ». À la même époque, les hommes politiques tunisiens commencent à reconsidérer le passé. À la suite d’une résurgence du fondamentalisme musulman, à la fin des années 1980, les gouvernants se préoccupent du contenu de l’enseignement scolaire, alors largement aux mains des islamistes. Lesquels ne veulent rien savoir de la période préislamique. L’aspect brutal et sanguinaire de l’ancienne Carthage leur sert à prouver l’ignorance et l’immoralité censées régner avant l’arrivée de l’islam au VIIe siècle.
Au début des années 1990, tous les enseignants suspectés d’être militants intégristes sont remplacés. Les manuels d’enseignement sont refaits pour mettre en avant les aspects plus positifs et plus glorieux de la Tunisie préislamique. Pendant des siècles, Carthage rivalise avec Rome en matière de commerce et de puissance militaire. Son peuple, les Phéniciens, originaires du Liban d’aujourd’hui, ont inventé l’écriture alphabétique. Le général Hannibal reste considéré comme l’un des plus brillants stratèges militaires au monde.
En revanche, les sacrifices d’enfants continuent de poser problème. Au début des années 1990, après avoir prêté une collection de vestiges archéologiques pour une grande exposition aux États-Unis, les responsables tunisiens sont mortifiés de constater que l’intérêt du public reste focalisé sur la question de l’infanticide. « Les ennemis de Carthage avaient pourtant, eux aussi, des habitudes très discutables. Parlons de la pédophilie qui avait libre cours chez les Romains et les Grecs », remarque Aïcha Ben Abed, directrice de recherches à l’Institut national du patrimoine de Tunisie.
M’hamed Hassine Fantar déclare, quant à lui, que son objectif est de corriger l’Histoire, pas de la refaire. L’endroit que Lawrence Stager et d’autres considèrent comme un lieu d’incinération serait plutôt, selon Fantar, un cimetière pour enfants. Les urnes funéraires contiendraient les restes d’enfants morts de causes naturelles. Hélas, un chercheur de l’université hébraïque de Jérusalem contredit cette théorie après avoir analysé les restes exhumés par l’équipe Stager dans les années 1970. Les résultats préliminaires semblent accréditer la thèse du camp des infanticides.
Pour beaucoup de Tunisiens, le débat est déjà clos. Un nouveau texte historique très documenté, publié fin 2004, célèbre Carthage comme « le pôle de la civilisation méditerranéenne » et ne fait qu’une vague référence aux sacrifices. Le ministère du Tourisme a modifié un cours de formation pour guides touristiques, qui dénonce « l’horreur hallucinatoire » du roman de Flaubert et accuse les auteurs romains et grecs d’avoir fabriqué « un thème de propagande ».
« Nous devons cesser de regarder notre passé à travers les yeux des étrangers, affirme Fantar. Lorsque les Arabes étudieront et comprendront leur propre histoire, nous serons à l’aube d’une vraie révolution. C’est ce que nous essayons de faire en Tunisie ».

© Dow Jones & Company et J.A./l’intelligent 2005. Tous droits réservés.

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