Le mystère Kabila

Qui est vraiment le chef de l’État ? Arrivé au pouvoir par hasard en janvier 2001, comment a-t-il réussi à s’y maintenir ? Sortira-t-il vainqueur d’une transition ponctuée de conflits de tous ordres? Enquête.

Publié le 27 juin 2005 Lecture : 10 minutes.

C’est ce qu’on appelle une gaffe. La vraie gaffe diplomatique. Le 16 février dernier, les journalistes qui accompagnent le ministre belge des Affaires étrangères Karel De Gucht à Kinshasa reçoivent dans l’avion un dossier de presse où la filiation paternelle de Joseph Kabila est mise en doute. Le vrai père de Joseph serait-il en réalité un compagnon de maquis de Laurent-Désiré Kabila ? Le petit Joseph aurait-il été adopté par Laurent-Désiré à la mort de son géniteur ? Le dossier du gouvernement belge n’élude aucune question. Pas même l’hypothèse selon laquelle la vraie mère de Joseph serait tutsie.
Purs ragots ? Sans doute. Le chercheur belge Éric Kennes, qui a écrit plusieurs biographies sur Kabila père et rencontré nombre de ses anciens compagnons, est formel. Aucun témoignage ne met en doute la filiation de Joseph. Il est bien le fils de Laurent-Désiré Kabila et de sa première épouse, Sifa Maanya, originaire de la province du Maniema, dans l’est du Congo. Mais ragots ou pas, tous les Kinois en parlent. Et pour les opposants de Joseph Kabila c’est une aubaine. Mettre en doute la filiation de Joseph Kabila, c’est contester sa légitimité. Du coup, une question se pose. Quatre ans après son arrivée au pouvoir, pourquoi Joseph Kabila ne s’est-il pas encore débarrassé de cette image de « Mwana » – « le petit », en lingala ? Pourquoi reste-t-il prisonnier de la légitimité de son père ?
Devenu chef d’État par hasard, Joseph Kabila prend son métier au sérieux. Toujours tiré à quatre épingles, il arrive tôt au bureau, à 7 h 30. Et en repart rarement avant 20 heures. Son bureau principal est au Palais de la nation, dans le quartier chic de la Gombe, près du fleuve. Mais il peut aussi bien rester toute la journée chez lui, pour travailler dans une salle attenante à sa résidence privée. Palais et résidence sont proches. Il lui arrive de faire le trajet à pied, sous bonne escorte. Vingt minutes de marche et de discussion avec l’un ou l’autre de ses conseillers. Quelquefois, le président va également travailler dans son bureau de la « Cité de l’OUA » sur le mont Ngaliema, en surplomb du fleuve. C’est là que se tiennent les Conseils des ministres. Officiellement toutes les deux semaines. En réalité, moins souvent. Et une fois sur deux, le président se fait excuser.
Pour se détendre, le jeune homme aime passer le dimanche dans sa ferme, à 150 km à l’est de Kinshasa. Hommes d’affaires, journalistes… c’est là qu’il reçoit ses amis, sous une grande tente climatisée, en pleine nature. C’est là aussi qu’il assouvit l’une de ses passions : le moto-cross.
Du lundi au samedi, trois hommes clés gravitent autour de Joseph Kabila : son directeur de cabinet, Édouard She Okitundu, et deux éminences grises, Katumba Mwanke et Samba Kaputo, tous deux Katangais. Ce sont les conseillers politiques. Les vrais hommes d’influence. Tous les jours ou presque, il voit également trois autres personnes de confiance : son secrétaire particulier Kikaya Bin Karubi, le secrétaire général du PPRD (Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie) Vital Kamerhe et le chef d’état-major du renseignement militaire, le général Didier Etumba.
Depuis 2001, sa garde rapprochée est composée d’une douzaine de Zimbabwéens commandés par le « major ». Peu causant, cet homme au crâne rasé est toujours habillé en civil, un téléphone portable ou un talkie-walkie à la main. Fait nouveau, des Congolais participent désormais à ce dispositif de protection. L’un d’eux, prénommé Pierre, tient même une place prépondérante. Ce Mushi du Kivu était déjà aux côtés de Joseph au temps de la rébellion anti-Mobutu. La garde du président est solide, mais pas démesurée. Quand il se déplace en ville, son escorte est moins importante que celle du vice-président Jean-Pierre Bemba.
Est-ce une habitude prise au maquis ? Côté vie privée, Joseph Kabila cultive le secret. Mais il a de qui tenir. Déjà dans les années 1940, son grand-père paternel Désiré Taratibu, chef de secteur dans le nord du Katanga, balayait à reculons devant sa porte avant de partir aux champs. Ainsi il était sûr que personne n’oserait s’approcher de la maison de peur de laisser des traces. Ses épouses étaient bien gardées… Dans le maquis, son père Laurent-Désiré cloisonnait soigneusement ses relations. Un vieux compagnon de lutte se souvient qu’un jour de janvier 1997, à l’annonce de la mort du chef rebelle Kisasse Ngandu, la famille Kabila s’est inquiétée du sort de Laurent-Désiré. L’ami s’est alors rendu à Dar es-Salaam pour rassurer les trois épouses du Mzee. Il ne les avait jamais rencontrées auparavant…
Même discrétion chez Joseph. En public, jamais aucune femme n’apparaît à ses côtés. Il tient à sa liberté. Mais quelqu’un partage sa vie : Olive Lembe Disita, une jeune femme du Maniema, dont la mère est métisse congolo-belge. Il y a six ans, une fille est née de leur union. Elle s’appelle Sifa. Comme sa grand-mère paternelle. En janvier 2003, le mensuel congolais Grands Lacs Magazine, édité à Londres, a publié portrait et photos d’Olive. Cinq mille exemplaires du journal ont été saisis à leur arrivée à l’aéroport de Kinshasa. Commentaire de la rue kinoise : « Le jour où il sera candidat, il faudra bien qu’il nous montre son épouse ! »
Une autre femme joue un rôle clé : Jeannette, sa soeur jumelle. La jeune femme habite dans la même résidence que Joseph. Présidente de la Fondation Laurent-Désiré-Kabila, elle brasse beaucoup d’argent. Ces derniers temps, son influence a décliné. Provisoirement ? Quant à Sifa, la mère de Jeannette et Joseph, elle vit au Palais de marbre, là où son mari a été assassiné, et garde un réel ascendant sur son fils.
Outre sa vie privée, le président congolais protège jalousement son passé. La biographie officielle est lapidaire. Il naît le 4 juin 1971 au Sud-Kivu, dans le maquis de Fizi Baraka, près du lac Tanganyika. Cinq ans plus tard, il suit ses parents en Tanzanie. À l’âge de 25 ans, en 1996, il s’inscrit en droit à l’université de Makerere, en Ouganda. Au bout de quelques mois, il rejoint son père dans les rangs de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL). Mai 1997, c’est la victoire. La suite est connue : chef d’état-major de l’armée de terre jusqu’à l’assassinat de son père en janvier 2001.
Le problème, c’est qu’il y a des trous dans cette biographie. Question : qu’a fait le jeune Joseph jusqu’à l’âge de 25 ans ? « Il était taximan à Kigoma en Tanzanie », disent les Kinois, qui rappellent sa passion pour les voitures de sport et les courses de vitesse. « Il était le bras droit de son père dans ses activités commerciales et peut-être politiques », dit pudiquement le chercheur belge Éric Kennes. En clair, avant la guerre de 1996, Joseph faisait la navette en voiture entre la Tanzanie et l’Ouganda pour surveiller les pêcheries de son père sur le lac Victoria. C’était avant tout un homme d’affaires.
Autre épisode ténébreux : quel fut le rôle du jeune chef rebelle dans l’AFDL au moment du massacre de Tingi-Tingi ? Le 15 mars 1997, Kisangani tombe aux mains de la rébellion et Joseph Kabila fait sa première apparition publique devant une caméra de CNN. Quelques jours plus tard, plusieurs dizaines de milliers de Hutus rwandais sont tués dans la clairière de Tingi-Tingi, à une centaine de kilomètres à l’est de la ville. « Les tueries auxquelles se sont livrés l’AFDL et ses alliés, y compris des éléments de l’Armée patriotique rwandaise, constituent des crimes contre l’humanité, tout comme le déni d’une assistance humanitaire aux réfugiés rwandais hutus », écrira le secrétaire général de l’ONU Kofi Annan au Conseil de sécurité le 29 juin 1998. Aujourd’hui encore, il reste dans cette clairière des endroits où l’herbe ne repousse pas. À cause des remontées de chaux… Où était Joseph Kabila lors de ce massacre ? « En 1997, je me suis retrouvé à Kisangani, lors de la victoire sur les mobutistes. J’ai vu comment les Rwandais se comportaient avec les réfugiés hutus et je me suis dit que nous finirions par avoir la guerre avec ces gens-là », lâche Joseph Kabila dans une interview au journal belge Le Soir juste après son arrivée au pouvoir. On n’en saura pas plus…
Il est encore un événement sur lequel le chef de l’État congolais est peu disert. En décembre 2000, lors de la deuxième guerre du Congo, le « général Joseph » – comme on l’appelait à l’époque – commande à Pweto, dans le sud-est du pays. La ville tombe aux mains de la rébellion du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD) et de l’armée rwandaise. Joseph Kabila échappe de peu à la capture. Pourquoi n’a-t-il décroché qu’au dernier moment ? « Si je quitte la ville, mon père va me tuer », confie-t-il alors à l’un de ses proches. Quelques semaines plus tard, il succédera à son père.
En temps ordinaire, Joseph Kabila assume son rôle. C’est lui qui gouverne. « Quand il faut rendre un arbitrage, il se donne du temps, consulte, réfléchit, mais c’est lui qui tranche », confie un proche. Certes, à première vue, il paraît cerné par ses quatre vice-présidents. Mais deux d’entre eux sont ses obligés. Abdoulaye Yerodia se veut le gardien de la mémoire de Kabila père. Il est donc le fidèle des fidèles. Et Arthur Zahidi Ngoma n’aurait pas eu ce poste sans l’aide du PPRD. En 2003, il fallait coûte que coûte empêcher l’opposant Étienne Tshisekedi de prendre la tête de l’opposition politique. Quant aux deux autres vice-présidents, les anciens chefs rebelles Jean-Pierre Bemba et Azarias Ruberwa, le chef de l’État entretient avec eux des rapports compliqués, faits de méfiance réciproque et d’entente tactique. S’il le faut, il n’hésitera pas à s’allier avec eux face à un Tshisekedi qui est maintenant au coude à coude avec lui dans les sondages d’opinion. Par temps calme, Joseph tient donc la barre.
En revanche, en temps de crise, les Congolais s’interrogent sur la réelle autorité de leur président. Il y a des signes qui ne trompent pas. En mars 2004, un membre de la garde rapprochée du chef de l’État, le major Éric Lenge, annonce à la radio nationale qu’il prend le pouvoir. Très vite, l’affaire tourne court mais l’officier séditieux réussit à disparaître dans la nature. A-t-il été protégé dans sa fuite ? L’un de ses proches n’est autre que le général John Numbi, chef d’état-major de l’armée de l’air, et katangais comme lui. En juillet 2004, les services de sécurité décident sans raison apparente d’arrêter le directeur général des migrations, Pierre Yambuya. Celui-ci se réfugie dans une ambassade occidentale. Coup de téléphone de l’ambassade à la présidence. L’ambassadeur : « Ne le cherchez plus. Il est chez moi ». Le président : « Tant mieux. Je préfère qu’il ne soit pas arrêté. Gardez-le quelque temps et tout rentrera dans l’ordre. » Comme s’il ne maîtrisait pas tout…
Autre événement troublant, la « tentative de sécession » attribuée à des Katangais en mai dernier à Lubumbashi. Sans doute ne s’agit-il que d’un accès de mauvaise humeur de Katangais du Sud. Mais le général John Numbi se rend sur place et joue un rôle décisif dans l’arrestation de trente-cinq suspects civils et militaires. Visiblement, son domaine de compétences va bien au-delà du commandement des forces aériennes. Plus grave, l’affaire témoigne d’un malaise grandissant entre Katangais du Nord et du Sud. Par son père, Joseph est du Nord. Il est mulubakat. Or ceux du Nord sont accusés par ceux du Sud d’avoir confisqué la plupart des postes clés. Joseph Kabila otage d’un clan ? Le jugement du dirigeant rwandais James Kabarebe, son ancien mentor à la tête de l’AFDL, est sans appel : « Joseph est timide, incapable de regarder les gens en face. Je n’ai jamais perçu chez lui une quelconque aptitude au commandement » (J.A.I. n° 2155-2156, avril 2002). Il est vrai qu’à l’époque de cette interview le Congo et le Rwanda étaient en guerre…
Maître de la situation ou pas, Joseph Kabila place ses pions pour la présidentielle de l’an prochain. Dans sa manche, il garde un bel argument de campagne : le retour de la paix. De nombreux Congolais lui savent gré d’avoir su négocier avec ses adversaires. « Il est plus souple que son père. On ne peut pas lui enlever cela », reconnaît en privé un proche de Tshisekedi. « Little Joe » – comme disent les Américains – sait parler aux Occidentaux. Il a le mot rare, mais juste. Avec désormais la même aisance en français qu’en anglais. L’homme séduit. « Dès janvier 2001, Jacques Chirac et Dominique de Villepin l’ont reçu longuement à l’Élysée. Je ne sais pas ce qu’il leur a dit, mais il les a conquis », se souvient un diplomate français. Quelle meilleure arme que la séduction d’un George Bush ou d’un Tony Blair pour mettre Paul Kagamé et Yoweri Museveni sur la défensive ? Et le résultat est là. Joseph s’est débarrassé des armées rwandaise et ougandaise dans l’est du Congo. Il a réussi là où son père a échoué.
Bref, Kabila junior est autre chose que « le pantin des Occidentaux » – comme dit méchamment Tshisekedi. Certes l’homme manque quelquefois d’autorité mais, depuis quatre ans, il s’est montré plutôt adroit et réfléchi. Bon tacticien. La preuve, il est toujours là. Il reste à voir comment il se conduira dans l’adversité, au plus fort d’une émeute ou d’une campagne électorale. « Le problème de Joseph, c’est son déficit de légitimité », dit un observateur occidental à Kinshasa. Au Congo, on attend un nouveau Kabila. Pas seulement le jeune homme d’aujourd’hui, qui parle d’une voix douce, presque timide. Mais un Kabila plus sûr de lui, capable de chauffer un stade en prononçant un discours en lingala – une langue qu’il ne maîtrise pas encore bien. « Le président, on ne le voit qu’à la télé, dit un jeune Kinois. On veut un Kabila en chair et en os. »

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