Le dilemme

Qu’ils maintiennent leurs troupes sur le terrain ou commencent à les retirer dans quelques mois, les Américains vont devoir payer le prix de leur aventure militaire. Merci aux néoconservateurs !

Publié le 27 juin 2005 Lecture : 6 minutes.

L’Amérique est confrontée à un vrai risque de défaite en Irak. L’insurrection est toujours aussi vigoureuse, les soldats américains ne sont pas assez nombreux pour occuper le terrain, et leurs supplétifs irakiens ne sont pas prêts, il s’en faut, à les remplacer. Les violences religieuses se multiplient et le spectre de la guerre civile menace. Chaque jour apporte son lot de carnages. La sécurité ne règne apparemment nulle part, et certainement pas à Bagdad. L’Irak sous occupation américaine dérive lentement vers un incontrôlable chaos.
Tel est le sombre arrière-plan de la visite à Washington, le 24 juin, du nouveau Premier ministre irakien, Ibrahim al-Jaafari. Que doit faire l’Amérique ? Quitter l’Irak ou y rester ? C’est le choix le plus difficile auquel un président américain ait été confronté depuis la guerre du Vietnam.
Pour la première fois, un homme politique américain de premier plan, le sénateur Chuck Hagel, qui est un candidat potentiel à la présidence, a eu le courage de le dire, dans une interview à l’hebdomadaire U.S. News and World Report : « La Maison Blanche est complètement déconnectée de la réalité. Et la réalité est que nous sommes en train de nous faire battre en Irak. »
Encore plus dangereux pour le « parti de la guerre » – les néoconservateurs qui ont fait campagne pour l’invasion de l’Irak -, l’opinion commence à se lasser : selon le dernier sondage Gallup, 57 % des Américains estiment que la guerre « ne se justifie pas ». Le nombre des victimes ne cessant d’augmenter, les membres du Congrès signalent un désarroi de plus en plus perceptible dans leur électorat. Les taux d’engagement dans l’armée sont à la baisse, comme les opinions favorables à Bush (42 %), soit neuf points de moins qu’en novembre 2004.
À la Chambre des représentants, un groupe bipartisan de démocrates et de républicains prépare une résolution demandant à Bush de proposer une stratégie de retrait de l’Irak. À Bruxelles, le 22 juin, la secrétaire d’État Condoleezza Rice a tenté de battre le rappel d’une aide internationale en hommes et en argent, mais les alliés de l’Amérique se montrent réticents à l’idée de plonger dans le bourbier irakien. Ils veulent des contrats pour la reconstruction et des concessions pétrolières, mais en aucun cas combattre l’insurrection. Bien au contraire, ils préparent leur sortie. La coalition internationale se désagrège au point que la Grande-Bretagne est aujourd’hui le seul pays à maintenir sur le terrain un contingent important, aux côtés des 140 000 Américains.
Dans un discours prononcé à l’université Harvard le 7 juin, John Deutch, un ancien directeur de la CIA, a demandé que les troupes américaines se retirent de l’Irak « le plus vite possible ». Faisant écho aux propositions avancées par le sénateur Edward Kennedy au mois de janvier, il a expliqué que les États-Unis devaient entamer leur retrait militaire et laisser aux Irakiens la responsabilité des décisions politiques.
Tel n’est pas l’avis de The Economist, l’influent hebdomadaire britannique (qui compte un important lectorat américain). Selon lui, « les rumeurs selon lesquelles un nombre important de soldats pourraient être rapatriés au début de l’année prochaine semblent totalement irréalistes ». Des « officiers américains de haut rang » cités par notre confrère considèrent que les États-Unis ne doivent pas envisager des retraits importants de leurs troupes avant deux ans, sinon davantage. The Economist suggère même d’envoyer des renforts sur le terrain, seul moyen selon lui de venir à bout de l’insurrection. Cette « contre-insurrection modérée » pourrait « se prolonger pendant des années ». Ces arguments ont peu de chances de rencontrer un écho favorable dans l’armée de terre américaine ou chez les marines. Et encore moins dans les familles de soldats ou auprès de l’homme de la rue.
Les jusqu’au-boutistes soulignent le danger d’« abandonner la victoire aux terroristes ». Selon eux, un retrait encouragerait ces derniers à multiplier les attaques contre l’Amérique et ses intérêts dans le monde, mais aussi contre ses alliés régionaux, Arabie saoudite, Égypte ou Pakistan. C’est exactement le même argument qu’utilisent les opposants au désengagement israélien de Gaza, dont le cauchemar absolu serait de voir des membres du Hamas danser sur les toits des maisons des colonies juives abandonnées. À les en croire, cela reviendrait à faire passer le message que le terrorisme paie.
L’argument inverse – plus convaincant – est que l’occupation brutale par Israël de Gaza et de la Cisjordanie est la principale cause de la violence anti-israélienne. Et que la sécurité d’Israël serait mieux assurée par l’évacuation des territoires palestiniens occupés que par l’extension de la colonisation.
De la même manière, plus les États-Unis prolongent leur présence en Irak, plus ils s’exposent à des attaques : l’occupation provoque l’insurrection. Steve Chapman, l’éditorialiste du Chicago Tribune, expliquait récemment que si l’insurrection est une réaction à la présence militaire des États-Unis, alors maintenir des troupes en Irak revient à combattre un incendie avec du kérosène !
Autre argument en faveur d’un départ : l’occupation prolongée de l’Irak fait de ce pays un terrain d’entraînement pour des militants nationalistes et islamistes étrangers, qui, un jour ou l’autre, porteront ailleurs la violence. En tant que foyer du djihad, l’Irak semble bien placé pour jouer le même rôle que l’Afghanistan dans les années 1980.
Il n’y a pas eu, pour l’instant, de vrai débat dans les grands médias – et encore moins au Congrès – sur la question des objectifs américains. Pourquoi les États-Unis ont-ils fait la guerre en Irak ? Il est maintenant établi que les raisons officiellement invoquées (armes de destruction massive et liens avec al-Qaïda) étaient des mensonges. Alors, quelles étaient les vraies raisons ? Il semble que le vice-président Dick Cheney, le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld et le président Bush lui-même, tous partisans de l’utilisation de la puissance militaire pour remodeler le monde conformément aux intérêts de l’Amérique, se soient laissé convaincre que l’Irak constituait un fabuleux trésor. Ses réserves pétrolières sont comparables à celles de l’Arabie saoudite ; sa reconstruction rapporterait des dizaines de milliards de dollars aux entreprises américaines ; et sa position stratégique en fait une base idéale à partir de laquelle il serait aisé de projeter la puissance militaire américaine vers la région du Golfe et au-delà. Faire main basse sur l’Irak et en faire un État client de l’Amérique était un objectif tentant.
D’éminents néoconservateurs du Pentagone, tels le secrétaire adjoint à la Défense Paul Wolfowitz, son associé Douglas Feith et leurs nombreux amis au sein de l’administration et des milieux dirigeants, souhaitaient la destruction de l’Irak et de son armée pour conforter la sécurité d’Israël. Ils étaient depuis longtemps partisans d’un « changement de régime » en Irak, mais le 11 septembre leur a fourni un prétexte idéal. Ils s’étaient mis dans la tête que, libéré de la tyrannie de Saddam Hussein, un Irak « démocratique » constituerait un exemple pour le Moyen-Orient tout entier. Et qu’il serait alors possible de « remodeler » et de « restructurer » la région dans un sens proaméricain et pro-israélien. Au bout du compte, les buts de guerre d’Israël ont bien été atteints : l’Irak est affaibli pour au moins une génération. Mais ceux des États-Unis restent hors d’atteinte. Si ces derniers sont contraints de quitter l’Irak, tous leurs efforts n’auront servi à rien. Mais s’ils y restent, le coût en hommes et en argent va inévitablement s’alourdir, sans qu’ils soient assurés d’obtenir en échange un quelconque avantage politique, économique ou stratégique. Tel est le dilemme auquel les responsables américains vont être confrontés au cours des prochains mois.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires