L’Amérique face au scandale

D’Amnesty International à Bill Clinton et du « New York Times » à certains parlementaires démocrates et républicains, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour demander la fermeture du camp où sont détenus, hors de tout cadre légal, les terrorist

Publié le 27 juin 2005 Lecture : 6 minutes.

Ce n’est pas encore un tsunami, mais une vague d’indignation qui grossit à vue d’oeil. Tout commence le 25 mai. Dans le rapport 2005 d’Amnesty International rendu public ce jour-là, Irene Khan, la secrétaire générale de l’organisation humanitaire, affirme en effet : « Le centre de détention de Guantánamo, où la pratique de détention arbitraire et illimitée s’est pérennisée au mépris du droit international, est devenu le goulag de notre époque. »
La réplique ne se fait pas attendre. Le 31 mai, dans une conférence de presse, le président George W. Bush estime qu’il est « absurde » d’assimiler au goulag les conditions de détention des prisonniers musulmans dans les camps X-Ray et Delta, sur la base américaine de Guantánamo, à Cuba. « Il semble, ajoute-t-il, que les gens d’Amnesty International fondent certains de leurs arguments sur les accusations des détenus. Or il s’agit d’individus qui détestent l’Amérique et sont entraînés, dans certains cas, à ne pas dire la vérité. »
De fait, on évalue à 750 le nombre de « combattants ennemis illégaux » qui ont été détenus à « Gitmo » (l’abréviation de Guantánamo), sans jugement ni inculpation. Au début de 1953, année de la mort de Staline, le goulag comptait environ 2,75 millions de détenus. Et la journaliste américaine Cathy Young rappelle qu’« au moins 18 millions de personnes ont été enfermées au goulag de 1929 à 1953 » et qu’« au moins 2 millions y sont mortes ». Le mot goulag n’est donc pas le mieux choisi, comme a fini par le reconnaître le directeur d’Amnesty aux États-Unis. Mais ce qui se passe à Guantánamo est suffisamment scandaleux pour que l’opinion internationale s’en émeuve et que les milieux politiques américains commencent à s’agiter.
Fin mai, Thomas Friedman, dans un éditorial du New York Times intitulé « Guantánamo, no ! », écrit : « Pourquoi je m’inquiète ? Ce n’est pas parce que j’ai des doutes sur la guerre contre le terrorisme. C’est parce que je veux que l’Amérique la gagne. Or il est évident que les bavures qui ont lieu à Guantánamo et dans des centres de détention militaires passent les bornes. Comment se fait-il que plus de cent prisonniers placés sous la responsabilité des autorités américaines soient morts ces derniers temps ? Ont-ils tous été victimes d’une crise cardiaque ? Ce n’est pas seulement immoral, c’est stratégiquement dangereux. » Quelques jours plus tard, le New York Times parle de « honte nationale ».
À la mi-juin, la commission Justice du Sénat, que préside le républicain Arlen Specter, débat des droits des « combattants ennemis illégaux » – curieuse notion juridique – de Guantánamo et invite l’administration à clarifier leur situation. Le sénateur démocrate Patrick Leahy parle quant à lui de « trou noir légal », et le sénateur républicain Chuck Hagel s’indigne : « Nous avons recours à des méthodes qui ne correspondent pas à ce que nous sommes – un peuple civilisé – et à ce que sont nos lois. Si nous traitons ainsi les prisonniers, ce n’est pas seulement mal, c’est dangereux, stupide et à courte vue. »
Les méthodes dont parle Hagel sont décrites dans le numéro de l’hebdomadaire Time daté du 20 juin. Elles ont été appliquées pendant deux mois au moins, entre novembre 2002 et janvier 2003, à Mohamed al-Qahtani, le « détenu 063 ».
Comment fait-on parler un prisonnier ? Time s’est procuré l’interrogation log, le « journal de bord » de l’interrogatoire : 84 pages sur lesquelles est détaillé, heure par heure, et même minute par minute, l’emploi du temps de Qahtani. Ce jeune Saoudien a été arrêté en décembre 2001 en Afghanistan alors qu’il tentait de fuir le massif de Tora Bora (à la frontière pakistanaise), pris d’assaut par les forces américaines. Au mois d’août précédent, il avait essayé de s’introduire aux États-Unis, via Orlando, en Floride, en même temps que Mohamed Atta, le chef du commando terroriste du 11 Septembre. Mais il était arrivé sans billet de retour et avec seulement 2 800 dollars en poche : la police de l’aéroport lui avait interdit l’entrée. Il était alors retourné en Afghanistan. Transféré à Guantánamo à la suite de son arrestation, il a refusé de décliner son identité, jusqu’au jour où ses empreintes digitales, relevées à Orlando, l’ont trahi.
À partir du mois de novembre 2002, les techniques du FBI s’étant révélées inefficaces, l’armée décide d’appliquer les siennes. Leurs noms de code : « Grande Peur », « Fierté humiliée », « Preuve par l’absurde », « Invasion de l’espace par une femme »… Tout un programme ! On fait des promesses au prisonnier et on lui montre des photos du 11 Septembre. Comme il résiste, on continue en lui posant des questions absurdes, au hasard : est-il exact que la Terre tourne autour du Soleil ? Les dinosaures ont-ils vraiment existé ? Il va pourtant finir par craquer. Après une grève de la faim sans résultat, il entame une grève de la soif et refuse d’ingérer quelque liquide que ce soit. On lui en injecte de force, en abondance. Pris d’un besoin pressant, il accepte de parler si on le laisse aller aux toilettes. Pas question, lui répond-on. Il urine alors dans son pantalon et avoue qu’il travaille pour al-Qaïda et Oussama Ben Laden…
Nouvelles pressions pendant le mois de ramadan : on essaie de l’empêcher de prier, de le forcer à manger. Nouveaux refus. Le 2 décembre 2002, le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld autorise la mise en oeuvre de seize techniques plus coercitives, décrites dans le manuel de l’armée américaine (qui en évoque, au total, dix-neuf) : maintien prolongé en position debout, maintien en isolement pendant une période pouvant aller jusqu’à trente jours, déshabillage, rasage forcé, application d’une serviette mouillée sur le visage pour créer une sensation de suffocation, excitation de « phobies personnelles ».
Des exemples ? On promène le détenu au milieu d’une famille de rats ou on le fait aboyer devant des photos de terroristes. On continue aussi à lui arroser la tête lorsqu’il refuse de boire, on lui suspend au cou des images de femmes dévêtues… La technique dite de l’« invasion de l’espace par une femme » – bien réelle, celle-là – le trouble profondément. On l’empêche aussi de dormir, avec de la musique pop à plein régime. Mais lorsqu’on s’aperçoit que son pouls est tombé à 35 pulsations par minute, on le laisse dormir une journée entière.
Pour quels résultats ? Le 10 janvier 2003, Qahtani déclare qu’il ne connaît aucun terroriste, mais qu’en échange de sa liberté il est prêt à retourner dans les Émirats arabes unis et à y travailler comme agent double pour les Américains. Rien de plus, semble-t-il. Conclusion de Friedman : « Fermez le camp de Guantánamo, Monsieur le Président, fermez-le purement et simplement ! Guantánamo est en train de devenir l’anti-statue de la Liberté. »
C’est aussi la recommandation d’un personnage encore influent, l’ancien président Bill Clinton (voir encadré ci-dessous), mais on n’en prend manifestement pas le chemin. Le 18 juin dernier, le Pentagone annonce la conclusion avec la société Kellogg Brown and Root (KBR), filiale du groupe Halliburton, d’un contrat en vue de l’agrandissement des installations de Guantánamo. Environ 520 personnes, représentant une quarantaine de nationalités, y sont actuellement détenues. Les nouveaux locaux devraient permettre d’en accueillir 220 de plus. Ils seraient dotés d’un étage et seraient plus confortables que les cages des dernières années : ateliers de travail, chauffage, ventilation, air conditionné, infirmerie… Les futurs occupants seraient des individus soupçonnés d’activités terroristes. Fin des travaux prévue en juillet 2006. Montant de la facture : environ 500 millions de dollars.
Dernières précisions : le vice-président Dick Cheney a été pendant cinq ans président de Halliburton, avant de démissionner pour faire campagne avec George W. Bush, en 2000. Quant à la société KBR, qui s’est taillé la part du lion dans le chantier de la reconstruction de l’Irak, elle est impliquée dans diverses affaires de surfacturation au détriment de l’armée américaine.

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