La Moudawana à l’épreuve du terrain

Quinze mois après son entrée en application, le nouveau code de la famille marocain se heurte aux pesanteurs du pays profond, mais aussi aux insuffisances du système judiciaire. Reportage.

Publié le 27 juin 2005 Lecture : 9 minutes.

Casablanca, quartier des Habous. Devant l’ancien tribunal de première instance, devenu, depuis octobre 2004, section des juridictions familiales, il y a foule. Et pour cause ! Toutes les demandes de mariage, de divorce, de pensions alimentaires, de garde d’enfants de la capitale économique, auparavant traitées par les cinq tribunaux de la ville et de sa région, ont été concentrées aux Habous. « L’une des mesures qui devait accompagner la réforme de la Moudawana [entrée en vigueur le 5 février 2004, NDLR] était de créer des tribunaux de la famille. Nous ne sommes pas arrivés à l’autonomie escomptée puisque nous ne sommes encore que des sections dépendantes des tribunaux de première instance, et ce dans tout le Maroc », explique Zhor Lhor, présidente de la section de Casablanca. En l’espace d’une année, pourtant, le pays s’est doté de plus de soixante sections du genre, où juges, avocats et procureurs planchent, avec plus ou moins de bonheur, sur le nouveau code de la famille.
Polygamie et mariages précoces ont la vie dure.
L’affaire a défrayé la chronique il y a quelques mois. Un juge et un greffier de la région de Beni-Mellal (Moyen-Atlas) ont été révoqués pour avoir prononcé la répudiation d’une femme, sans que celle-ci ait été informée au préalable de la décision de son époux. Beaucoup interprétèrent cette décision comme le signal d’un changement d’époque. Mais c’était aller un peu vite en besogne que de croire que la magistrature comme la société allaient s’adapter, sans coup férir, aux avancées indéniables contenues dans le nouveau code de la famille. Le texte précédent ne passait-il pas pour l’un des plus archaïques de la région ?
Dès lors, il n’est pas vraiment étonnant que l’application des nouveaux droits des femmes se heurte à une tradition millénaire de tutelle masculine ? D’une part, parce que les femmes n’osent pas revendiquer leurs droits : la hchouma, sentiment mêlant honte et pudeur, reste l’argument ultime du désaveu familial. D’autre part, parce que le pouvoir d’appréciation de la magistrature marocaine, masculine dans sa majorité et connue pour son traditionalisme, semble encore trop étendu. À en croire les chiffres de la Ligue démocratique des droits des femmes (LDDF), 80 % des demandes d’autorisation de polygamie, censée devenir l’exception depuis l’adoption du nouveau code, ont été validées par les juges.
Même constat en ce qui concerne les mariages précoces, dont le taux d’autorisation avoisine 95 %. « Ce qui devait être l’exception est devenu le principe », confirme Khadija Rouggany, avocate au barreau de Casablanca et membre de l’Association marocaine pour les droits des femmes (AMDF).
Pourtant, au tribunal de Casablanca, les chiffres démentent ces statistiques générales. « En janvier 2005, nous avons eu à traiter 64 demandes de polygamie. Seules 4 ont été acceptées, pour des raisons très spéciales, affirme Zhor Lhor. De même n’avons-nous autorisé les mariages précoces que dans des cas extrêmes et rarement avant 17 ans. » Si le tribunal de Casablanca est effectivement cité en exemple par la LDDF, les statistiques de cette ONG se fondent, entre autres, sur les chiffres de huit tribunaux du royaume (Marrakech, Beni Mellal, Larache, Ouarzazate, Goulmim, Fqih Ben salah, Amzmiz, El Mohammedia), et ils sont édifiants. Pour la seule ville de Marrakech, 2 186 demandes de mariage précoce ont été déposées, 2 140 ont été acceptées.
Enthousiastes il y a un an, les féministes marocaines sont aujourd’hui quelque peu désappointées face à l’évidence : les mentalités sont plus difficiles à transformer que les lois. Avoir obtenu l’égalité des droits, la suppression du tutorat, la coresponsabilité parentale, le principe de séparation des biens et l’abrogation du principe d’obéissance de l’épouse, c’est bien. C’est même très bien. Ce serait mieux si ces dispositions étaient appliquées.
« Il faut protéger les traditions. »
Nous sommes à Médiouna, à 20 km de la mégapole marocaine. Il est un peu plus de 9 heures quand Jawad, agent de microcrédit de la fondation Zakoura, procède au recouvrement des emprunts. Avant d’entamer, avec la vingtaine de femmes présentes, sa séance hebdomadaire de sensibilisation à la Moudawana. Car si toutes savent qu’il y a eu une réforme, que de nouveaux droits leur ont été octroyés, rares sont celles qui les connaissent. Quant à s’en prévaloir…
Il y a bien sûr le manque d’information, que tente de pallier ce type de séance. Mais il y a aussi, et peut-être surtout, l’ancrage aux traditions, la force de la hchouma. Bien sûr, dès lors qu’il s’agit d’empêcher l’indignité d’un mariage polygame, d’éviter l’infamie qui frappe les mères célibataires, de procurer aux enfants et à la mère un semblant de sécurité financière ou un toit, toutes applaudissent. Car elles ne supportent plus la détresse de voisines ou d’amies comme Fatna, qui élève seule ses trois garçons et sa fille avec pour unique revenu les 500 misérables dirhams (45 euros) versés par son ex-mari : « Quand j’ai accouché de mon deuxième garçon, j’ai perdu mon père. Je suis donc partie aider ma mère. À mon retour, j’ai trouvé une deuxième femme. Il l’avait prise pour « s’occuper ». Quand il en a épousé une troisième, j’ai quitté la maison. Aujourd’hui, j’habite seule avec mes enfants pour être tranquille. Mais je ne comprends pas qu’on le laisse avec ses femmes et qu’il ne me verse que si peu d’argent. »
Mais la précaution s’impose dès lors que les nouveaux droits s’opposent, du moins en sont-elles convaincues, au taqalid, les traditions. Ainsi en est-il du mariage sans tutelle. La question à peine posée, la sentence se fait unanime et sans appel : « Wili hchouma ! » La même Fatna, qui tout à l’heure se félicitait que la nouvelle Moudawana ait mieux pris en compte les besoins des femmes divorcées, se renfrogne tout à coup : « Les traditions marocaines ne donnent pas ce droit. Je pense qu’il faut protéger ces traditions. » Acquiescement dans la salle. Avant que Mina n’ajoute, laconique : « Ma fille de 21 ans voulait se marier avec un homme que nous ne connaissions pas, ni lui, ni sa famille. Avec son père, nous lui en avions choisi un autre. Elle s’est ralliée à notre choix. »
Que dire de la rédaction d’un document annexe au contrat de mariage, prévoyant, en cas de divorce, le partage des biens ? Silence gêné, avant que Bouchra se lance : « Je trouve juste et normal qu’une femme ne se retrouve pas sans rien, mais c’est quand même hchouma de le demander au moment du mariage. Moi, je ne l’aurais pas fait. »
Pas le temps de prendre des gants.
Ses droits, justement, Mouna les connaît et entend les faire valoir. En premier lieu parce qu’elle a les moyens de se payer un avocat pour s’occuper de toutes les procédures. Reste que cela fait neuf mois qu’elle attend son divorce pour « sévices ». Un délai suffisamment long pour qu’elle manifeste, dans un français impeccable, son incompréhension : « C’est vrai, le nouveau code nous donne beaucoup de droits. Mais pour les obtenir, il faut passer des journées entières au tribunal, avant de voir son dossier reporté plusieurs fois pour des raisons obscures. »
Au tribunal des Habous, trois salles d’audiences sont dévolues aux milliers d’affaires matrimoniales de Casablanca et de sa région. En tout, 56 magistrats, dont 10 procureurs, pour dire le droit. Dans les couloirs bondés, des femmes, feuilles volantes à la main, enfant en bas âge sur le dos, tournent en rond. Des hommes, adossés aux murs, se racontent leurs allers et retours ici depuis des semaines, voire des mois. Jusqu’à ce que le juge les convoque à la barre, qui pour l’énoncé du jugement, qui pour le montant de la pension alimentaire, qui pour un énième report d’audience…
Ici, le nombre impose la cadence. Alors pas le temps d’expliquer ou de prendre des gants. Ce juge, croisé dans les couloirs du tribunal, le dit sans ambages : « Nous sommes débordés. La nouvelle loi a encouragé les gens à faire appel à la justice. Des femmes qui, jusque-là, se taisaient sur les violences d’un mari, son absence ou juste un mariage raté hésitent moins à franchir le pas et viennent demander le divorce. Du coup, ce sont des centaines de dossiers à traiter tous les jours. »
Difficile dès lors de procéder au « cas par cas », comme le voudrait la présidente du tribunal. De diligenter rapidement des enquêtes de police en cas d’accusations de violences conjugales, de recherches en paternité, de non-présentation à une convocation. Difficile de veiller au versement d’une pension alimentaire, au respect des droits de garde des enfants…
Fatema, comme ses voisines, attend son tour avec anxiété. « Mon mari a disparu deux jours après la rédaction de l’acte, avant même que le mariage ne soit consommé, raconte-t-elle. Il est reparti en Hollande où il habite depuis deux ans, je n’ai plus de nouvelles. » Alors, il y a huit mois, elle décide d’entamer une procédure de divorce. Aujourd’hui, elle est amère : « Je ne comprends pas que cela traîne autant. On attendait pourtant beaucoup de cette nouvelle Moudawana. » Pour qu’elle obtienne son divorce, il faut que son mari se présente devant le juge. En même temps qu’elle. « C’est la même histoire à chaque fois, le juge m’appelle, dit avoir envoyé une convocation à mon mari. Celui-ci ne répondant pas, l’affaire est reportée. »
Un peu plus loin, Meryem, elle, est tout à sa joie. Elle vient d’obtenir gain de cause alors que son mari refusait de divorcer. « Il est vrai que si les demandes de divorce à l’initiative du mari ont sensiblement baissé, notamment les demandes de répudiation, celles émanant des femmes ont augmenté », précise Zhor Lhor. Pour elle, rien d’étonnant à cela : « Avant, la porte leur était fermée. Aujourd’hui, les femmes ont la possibilité de demander le divorce, en particulier grâce à l’introduction en leur faveur de talaq chiqaq. » Cette procédure de « désunion » permet aux femmes qui osent la prononcer de ne plus être l’otage d’un despote. Le mari refuse-t-il le divorce demandé par son épouse, comme ce fut le cas pour Meryem, que celle-ci peut, grâce à cette nouvelle procédure, obtenir satisfaction. « Mon mari refusait la séparation. Lors d’une séance de conciliation devant le juge, j’ai dit que je voulais avoir recours à talaq chiqaq. Aujourd’hui, le tribunal vient de m’accorder le divorce. J’ai obtenu une pension alimentaire ainsi que le logement, mais j’ai dû verser une compensation financière à mon ex-mari, car il l’avait demandée. » À l’entendre, un moindre mal, comparé aux années « d’enfer » vécues à ses côtés.
Si le tribunal statue sur les divorces, il rédige également les contrats de mariage. Et contrairement à ce que véhicule la rumeur populaire, leur nombre est en augmentation. Un optimisme à nuancer cependant puisque l’on compte, parmi ces unions, beaucoup de toubout zaoujia (« attestations de mariage »). C’est précisément pour ça que Karima et son mari sont là : « Nous n’avons jamais fait d’acte de mariage. Nos pères ont lu la Fatiha, et c’est tout. Il y a trois mois, j’ai accouché d’une petite fille. Sans acte de mariage en bonne et due forme, on ne peut pas avoir de livret de famille », se lamente Karima. La présidente du tribunal d’expliquer : « Les couples qui n’ont pas d’acte de mariage ont obtenu un délai de cinq ans à partir de l’entrée en vigueur du nouveau code pour régulariser leur situation. Du coup, on en reçoit des dizaines par jour. »
Zhor Lhor n’est cependant pas dupe : « Si la plupart des cas qui nous sont soumis concernent des mariages sans acte, d’autres profitent de cette procédure pour masquer un mariage précoce, voire polygame. » Mais cette féministe de la première heure – n’a-t-elle pas été, en 1979, la première femme à être nommée juge ? – prend son mal en patience et conclut, confiante : « Nous n’en avons plus que pour quatre ans. Après, c’en sera fini de toubout zaoujia. »
En attendant, dans le hall de la section des juridictions familiales du tribunal de première instance de Casablanca, Fatema court d’un bureau à l’autre. Son dossier vient à nouveau d’être reporté. Un mois de plus à attendre la séparation d’avec un mari qu’elle connaît à peine. Elle craque et éclate en sanglots : « Je dépends encore de la bonne volonté de cet homme… Il refuse de me donner ma liberté, et, en faisant traîner l’affaire, le tribunal le cautionne. »

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