La guerre du gaz aura-t-elle lieu ?

Après une énième flambée de violence, la nomination d’un nouveau président – le troisième en deux ans – a provisoirement apaisé les esprits. Mais l’opposition continue d’exiger la nationalisation des hydrocarbures.

Publié le 27 juin 2005 Lecture : 4 minutes.

Dans la nuit du 8 au 9 juin, le Congrès bolivien a nommé le juge Eduardo Rodríguez, président de la Cour suprême de justice, à la place de Carlos Mesa, le président démissionnaire, qui lui-même remplaçait Gonzalo Sánchez de Lozada, le chef de l’État élu, mais en fuite. Trois présidents en moins de deux ans, évidemment, ça fait désordre. Mais les parlementaires ont sans doute estimé que mieux valait un peu de confusion au sommet qu’un chaos généralisé.
Même si elle ne règle rien sur le fond, cette décision présente l’immense avantage de préserver la continuité constitutionnelle et d’apaiser, au moins provisoirement, les esprits. Au début du mois, la « guerre du gaz » paraissait en effet sur le point d’embraser à nouveau le pays. On craignait les velléités séparatistes des provinces orientales autant que les risques de coups d’État. Rien de tout cela ne s’est produit.
C’est en 2002 que le très libéral Gonzalo Sánchez de Lozada, qui avait déjà dirigé le pays de 1993 à 1997, avait été élu avec seulement 22 % des suffrages, en battant Evo Morales, dirigeant du Mouvement vers le socialisme (MAS) et leader charismatique des indigènes planteurs de coca, qui avait créé la surprise en obtenant 20 % des voix. Quelques mois plus tard, le 17 octobre 2003, il était contraint de s’enfuir à bord d’un hélicoptère après avoir réprimé dans le sang (67 morts) le puissant mouvement populaire en faveur de la nationalisation des réserves d’hydrocarbures. Le vice-président Carlos Mesa l’avait alors remplacé en promettant de consulter le pays sur cette question capitale.
Même si les récentes violences (un mort et quatre blessés) n’ont pas eu l’ampleur de celles du mois d’octobre 2003, c’est tout de même à coups de manifestations, de barrages routiers et de blocages des puits de pétrole que Mesa a été à son tour poussé vers la sortie. Et que ses successeurs constitutionnels, le président du Sénat Hormando Vaca Diez et celui de la Chambre des députés Mario Cossío, ont dû tour à tour jeter l’éponge sous la pression d’organisations ouvrières et paysannes farouchement hostiles aux néolibéraux et prêtes à tout pour imposer Rodríguez, réputé plus favorable à la nationalisation des hydrocarbures, à la tête de l’État. Les milliers de mineurs armés de bâtons de dynamite, qui, le 6 juin, ont marché sur la ville de Sucre, où le Congrès était réuni en session extraordinaire, ont manifestement été très convaincants… Certains voient dans l’opération un « putsch civil ». D’autres rappellent que les revendications populaires seraient moins extrêmes si, un quart de siècle après le retour à la démocratie, près de la moitié des Boliviens ne vivaient pas avec moins de 1 boliviano par jour (10 cents américains) et si le pays ne comptait pas 65 % de pauvres. Un pourcentage qui correspond presque exactement à celui de la population d’origine amérindienne.
Pourtant, la Bolivie est riche. Elle dispose de vastes gisements de pétrole et des réserves de gaz les plus importantes d’Amérique du Sud. Alors qu’elle ne compte que 9 millions d’habitants. Mais ces richesses ne profitent qu’aux riches, s’indignent les comités de quartiers, qui voient dans les privatisations décidées par Sánchez de Lozada la cause de tous les maux du pays. Il faut dire que l’ancien président n’y est pas allé de main morte ! Chemins de fer, mines, distribution de l’eau, téléphone, compagnie aérienne, hydrocarbures… tout a été privatisé. Certains quartiers pauvres et excentrés des environs de La Paz ont ainsi vu le prix de l’eau augmenter de… 600 %, après que l’adduction a été confiée à une entreprise américaine, puis à la française Suez-Lyonnaise des eaux. Un contrat que Carlos Mesa fut, par la suite, et sous la pression populaire, dans l’obligation de dénoncer.
En matière d’hydrocarbures non plus, le résultat n’est pas brillant. La demi-douzaine de multinationales opérant en Bolivie depuis 1996 (British Gas, Amoco Netherland Petroleum Company, Total, Repsol YPF, Shell, Petrobras, etc.) n’ont longtemps reversé à l’État que 18 % de leurs profits. Par le biais d’un référendum, Mesa est parvenu à faire passer cette participation à 50 %, mais sans satisfaire personne. D’une part, parce que le projet d’exporter le gaz vers les États-Unis et le Mexique, via le Chili, l’ennemi héréditaire qui prive la Bolivie de tout accès à l’océan Pacifique depuis le xixe siècle, n’est toujours pas abandonné, comme l’exigent les organisations populaires. De l’autre, parce que le Mas et la Centrale ouvrière bolivienne (COB) continuent de réclamer la nationalisation pure et simple du gaz. Enfin, parce que plus la colère gronde, plus les provinces orientales, riches en hydrocarbures, affirment leur volonté d’autonomie. Une perspective qui fait courir un vrai risque de guerre civile.
Certes, la vie politique bolivienne a toujours été mouvementée. On estime à environ deux cents le nombre de coups d’État perpétrés depuis l’indépendance, en 1824, beaucoup à l’instigation de la CIA. Il est donc tentant de mettre sur le compte des « traditions locales » la récente fragilisation de la démocratie dans ce pays. Il n’en demeure pas moins que ce conflit qui met aux prises une population très pauvre aux tenants d’un libéralisme débridé ressemble à beaucoup d’autres dont la région est, ou a été, le théâtre.
Et si Evo Morales a aujourd’hui le vent en poupe, c’est, bien sûr, parce qu’il défend ces éternels oubliés de l’Histoire que sont les Indiens. Mais aussi parce que de plus en plus de Boliviens voient en lui un nouveau Hugo Chávez. Symbole de la résistance à « l’impérialisme yankee », le président vénézuélien a eu l’audace d’affronter l’oligarchie blanche de son pays et de faire inscrire dans la Constitution la nationalisation de l’entreprise nationale de pétrole.

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