Tentations antisémites ?

Des slogans antijuifs ont été lancés, le 13 mars, à la faculté des lettres de Manouba, près de Tunis. Que s’est-il réellement passé ? Enquête.

Publié le 27 mars 2006 Lecture : 4 minutes.

Le 13 mars, Roger Cukierman, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), écrit à Raouf Najar, l’ambassadeur de Tunisie en France, pour demander que des sanctions soient prises à l’encontre des auteurs d’un « incident antisémite » survenu trois jours auparavant à la faculté des lettres de Manouba, près de Tunis. Le même jour, Claude Nataf, le président de la Société d’histoire des juifs de Tunisie, regrette dans une lettre adressée au même diplomate « l’agitation et les propos regrettables entendus aux abords de l’amphithéâtre de la part de trublions ». Le 15 mars, un groupe d’universitaires fait circuler une pétition stigmatisant certaines « dérives extrémistes menaçant une partie de notre jeunesse », qu’ils attribuent à « un groupe d’étudiants fanatisés et aveuglés ». Dans un communiqué diffusé le même jour, la Ligue tunisienne des droits de l’homme renchérit : « événements inadmissibles », « dérive raciste », « atteinte aux valeurs humanistes »… Le 18 mars, Albert Bellaïche écrit dans une opinion publiée par Guysen Israël News : « Le gouvernement tunisien, qui a toujours essayé de tenir son pays et son peuple à l’écart de tout penchant islamique dur, va sans doute avoir du pain sur la planche et prendre les mesures qu’il jugera utiles pour enrayer une possible montée de ce courant endémique ».
Que s’est-il réellement passé à Manouba ? Le 10 mars, la faculté organisait une rencontre en hommage à Paul Sebag, le cofondateur de l’université de Tunis où il a enseigné jusqu’en 1977. Fils d’un avocat juif, né à Tunis en 1919, Sebag fut jadis un militant de la cause nationale tunisienne, condamné à ce titre à la prison à perpétuité par le régime de Vichy. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la Tunisie, notamment Tunis, histoire d’une ville. Après son décès, en septembre 2004 (voir J.A. n° 2292), sa famille, conformément à ses volontés, a légué sa bibliothèque à l’établissement universitaire tunisien, à l’Institut du monde arabe (IMA), à Paris, et à l’Alliance israélite universelle.
La rencontre était précisément organisée à l’occasion de l’inauguration du Fonds Sebag à la bibliothèque de la faculté. Plusieurs de ses anciens élèves y participaient, aux côtés de sa fille, Renée Sebag-Robichon, de Claude Nataf et d’autres personnalités. Rien ne laissait présager un possible « incident antisémite ». En 1998, un colloque sur l’histoire de la communauté juive de Tunisie organisé à Manouba s’était déroulé sans anicroche. En avril 2004, l’historienne juive tunisienne Lucette Valensi y avait eu droit à un hommage similaire. Et les auteurs juifs tunisiens comme Albert Memmi y sont étudiés normalement. Pourquoi Sebag, qui était « agnostique, antireligieux militant, bouffeur de soutane encarté, communiste et parfois antisioniste primaire », selon les termes d’un enseignant, a-t-il fait l’objet d’un tel rejet posthume ? « Une cinquantaine d’étudiants étaient réunis en assemblée générale, raconte Chokri Mabkhout, le doyen de la faculté. Les problèmes ont commencé lorsque certains d’entre eux ont tenté de bloquer l’entrée de la salle où devait se dérouler la rencontre. Nous sommes passés en force, et tout s’est ensuite déroulé comme prévu. Les débats ont duré trois heures. Ils ont été suivis d’une cérémonie officielle et d’un cocktail. » Maintenus à l’extérieur par un service d’ordre formé par des enseignants, les protestataires ont alors scandé divers slogans politiques. Tout y est passé : les libertés publiques, le chômage, la réforme de l’enseignement supérieur… Mais aussi le soutien aux Palestiniens, le rejet du sionisme, la haine d’Israël et le refus de toute normalisation avec lui.
« Il y a également eu des slogans judéophobes. Or la frontière entre la judéophobie et l’antisémitisme est mince », explique l’historien Habib Kazdaghli. Son collègue Abdelhamid Larguèche renchérit : « La réaction de ces jeunes traduit un rejet de l’autre. C’est une grave régression par rapport à la tradition d’ouverture de notre pays. »
Les deux universitaires sont accusés par les protestataires de velléités normalisatrices avec Israël. C’est donc en partie contre eux que ces derniers ont manifesté. C’est en tout cas ce qu’affirment Anouar Amdouni et Lotfi Mrabet, tous deux membres du bureau fédéral de l’Union générale des étudiants tunisiens : « Nous n’avons rien ni contre Sebag, ni contre le judaïsme, ni, encore moins, contre les juifs. Mais nous rejetons le sionisme que nous considérons comme un mouvement colonial. Nous avons donc voulu montrer notre refus de toute utilisation de la recherche scientifique à des fins de normalisation. »
Larguèche et Kazdaghli, qui assurent être « opposés à la normalisation avec Israël, c’est-à-dire à l’établissement d’échanges entre les académies tunisiennes et israéliennes », sont convaincus que cette réputation de « normalisateurs » qui leur est faite tient du malentendu.
« Notre démarche, explique Larguèche, consiste à revisiter l’histoire du pays en y incluant celle des minorités. Elle est souvent interprétée par certains nationalistes arabes et islamistes comme la traduction d’une volonté de normalisation. Lorsqu’il s’agit des minorités noire, maltaise ou italienne, cela ne pose pas de problème. Mais dès qu’il s’agit des Juifs, les accusations fusent. Ce réflexe de rejet, on le retrouve même chez certains enseignants. »
« En donnant de l’importance à l’histoire de la minorité juive en Tunisie, nous essayons de montrer qu’il n’y a pas d’identité et de peuple juifs et que la place naturelle des juifs est dans leurs pays d’origine. Cette approche est un parfait antidote au sionisme », explique pour sa part Habib Mallekh, le secrétaire général du syndicat de la fac.
L’« incident antisémite » de Manouba est un acte isolé, ce qui n’est pas une raison pour le minimiser. Si elle est banalisée, la tentation antisémite risque de devenir une tendance lourde au sein de la société tunisienne. Laquelle, selon Albert Bellaïche dans l’article cité, « n’a jamais manifesté à l’égard des juifs d’origine tunisienne la moindre hostilité ou antipathie, restant fidèle à la ligne forte d’Habib Bourguiba et, bien sûr, de son successeur, Zine el-Abidine Ben Ali, qui consiste à les considérer comme des Tunisiens à part entière, sans discrimination d’aucune sorte. »

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