Task Force 6-26 : la torture organisée

Publié le 27 mars 2006 Lecture : 4 minutes.

Lorsque l’insurrection s’est intensifiée au début de 2004, une unité d’élite des Forces d’opérations spéciales a converti une des anciennes bases militaires de Saddam, près de Bagdad, en centre de détention ultrasecret. Les soldats américains y ont fait de l’une des anciennes salles de torture la cellule des interrogatoires. Ils l’ont baptisée la Chambre noire. Dans cette pièce sans fenêtre, certains soldats cognaient sur les prisonniers à coups de crosses de fusil, en hurlant et en leur crachant au visage. À d’autres moments, ils s’amusaient à les bombarder d’objets divers comme dans une fête foraine. L’objectif était de leur arracher des informations permettant de repérer le terroriste le plus recherché d’Irak, Abou Moussab al-Zarqaoui.
La Chambre noire était l’un des éléments d’un lieu de détention temporaire du Camp Nama, le QG secret d’une unité militaire nommée la Task Force 6-26. Le Camp, situé sur l’aéroport international de Bagdad, était la première étape où se retrouvaient beaucoup d’insurgés avant d’être envoyés à la prison d’Abou Ghraib, non loin de là. Selon des spécialistes du Pentagone qui ont travaillé avec l’unité, des prisonniers du Camp Nama disparaissaient souvent dans un trou noir, sans aucun contact avec leurs défenseurs ou leur famille, enfermés pendant des semaines en isolement, sans qu’aucune accusation soit retenue contre eux. « Il n’y avait là-bas aucune règle », indique un membre du Pentagone.
Des documents et des entretiens avec plus d’une dizaine de personnes permettent de donner aujourd’hui une description des graves abus commis par l’unité de contre-terrorisme la mieux formée de l’armée américaine. Ses membres ont maltraité les détenus des mois durant, avant et après que les sévices perpétrés à Abou Ghraib eurent été révélés, en avril 2004. Les abus ont continué au Camp Nama malgré la mise en garde, en août 2003, d’un enquêteur de l’armée américaine, des membres des services de renseignements et des responsables de l’application de la loi. La situation a été jugée assez grave par la CIA pour qu’elle rappelle dès ce mois d’août son personnel du Camp Nama. Depuis 2003, 34 membres de la Task Force ont fait l’objet de mesures disciplinaires et 11 au moins ont été exclus de l’unité, qui compte régulièrement un millier de membres. Cinq Rangers de l’unité ont été jugés coupables, il y a trois mois, d’avoir roué de coups de pied et de coups de poing trois détenus en septembre 2005.
La plupart des témoins interrogés par les auteurs de cet article étaient des personnels civils et militaires du département de la Défense, d’un niveau moyen de responsabilité, qui ont travaillé avec la Task Force 6-26 et reconnu avoir assisté à des abus, ou qui ont été informés sur ses activités ces trois dernières années. Ils expliquent qu’il a pu y avoir des circonstances atténuantes pour certains dérapages. Au printemps 2004, la demande de renseignements était extrêmement pressante pour aider à combattre les attaques des insurgés, qui se multipliaient et faisaient de nombreuses victimes. Certains prisonniers ont pu être blessés en résistant à leur arrestation. Un porte-parole du Special Operations Command, Kenneth McGraw, a indiqué que, depuis 2003, il n’y avait eu suffisamment de preuves des mauvais traitements signalés que pour 5 des 29 cas. Ces 5cas ont été à l’origine de sanctions disciplinaires pour 34 personnes. « Nous prenons ces accusations très au sérieux », a déclaré, ce mois-ci, le général Bryan Brown, chef des opérations spéciales.
Le voile de secret entourant cette unité a contribué à la protéger. Le nom même de la Task Force change régulièrement, et les cours martiales et autres procédures disciplinaires n’ont pas publiquement précisé quels soldats en étaient membres. Les services du général Brown ont rejeté les demandes d’entretiens avec plusieurs anciens membres de la Task Force et avec le lieutenant général Stanley McChrystals, qui dirige le Joint Special Operations Command, le QG de Fort Bragg, en Caroline du Nord, qui fournit la plupart des soldats d’élite de l’unité. Selon les spécialistes du département de la Défense qui ont travaillé avec la Task Force 6-26, les abus sur les détenus dont elle est accusée font apparaître la confusion qui règne au sujet des pratiques approuvées pour les interrogatoires et les normes retenues pour le traitement des détenus, et, parfois, le peu de cas qu’on en fait. Au début de 2004, un jeune homme de 18 ans soupçonné de vendre des voitures au réseau terroriste de Zarqaoui a été arrêté avec sa famille à Bagdad. Des soldats de la Task Force l’ont frappé à coups de crosses de fusil, le blessant à la tête et aux reins. Les détenus portaient d’épaisses cagoules gris vert à l’extérieur de leurs cellules. En juin 2004, les révélations des sévices d’Abou Ghraib ont incité les militaires à promettre de mieux traiter les prisonniers. Petite concession : les soldats ont remplacé les cagoules par des bandeaux sur les yeux prolongés par une sorte de voilette qui permettait aux détenus de respirer plus librement. Les personnels du département de la Défense ont expliqué que les mauvais traitements n’étaient pas réservés au Camp Nama, et qu’on retrouvait les mêmes sévices à Bagdad, Fallouja, Balad, Ramadi et Kirkouk.
Les enquêteurs de l’armée ont été obligés d’interrompre leur enquête en juin 2005 : les membres de la Task Force utilisaient des pseudonymes qui empêchaient d’identifier les acteurs. L’unité a également prétendu que 70 % de ses documents informatiques avaient été perdus. Bien que la Task Force ait eu accès à de nombreuses sources de renseignement, ses opérations n’ont souvent rien donné, et seulement exaspéré les Irakiens ordinaires.
En mai 2004, lorsque a éclaté le scandale d’Abou Ghraib, les tensions se sont aggravées au Camp Nama entre les membres des opérations spéciales et les civils des services de renseignements. L’été 2004, le Camp Nama a été fermé et la Task Force 6-26 transférée à Balad, au nord de Bagdad. Le secret est encore mieux gardé sur ses activités actuelles.

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