Réponses à Mohamed Talbi

L’historien et penseur musulman Mohamed Talbi n’a pas pour habitude de mâcher ses mots. Mais les propos qu’il a tenus dans une interview (J.A.I. n° 2346-2347) et dans un article consacré à l’évolutionnisme (J.A.I. n° 2349) ont suscité de nombreuses et int

Publié le 27 mars 2006 Lecture : 13 minutes.

Blessant pour les chrétiens
Je suis surpris par l’article de Mohamed Talbi, « Évolutionnisme rime avec créationnisme et culte de Dieu » (J.A.I. n° 2349). Ce n’est pas vis-à-vis de la position théologique exprimée dans le titre, mais parce qu’il emploie presque une page à ridiculiser la Bible, en en faisant une lecture primaire et grossière. Il dit notamment que la parole biblique « Dieu créa l’homme à son image » signifie une comparaison physique ! Même si des chrétiens ont fait, et font encore, une lecture littérale, je ne pense pas que le mot « image » puisse être compris comme apparence physique. Manifestement, Talbi verse dans la polémique et le dénigrement : pour défendre sa position, il a besoin de caricaturer celle des autres, en ironisant de manière blessante (le « regroupement familial »). Dommage qu’un si grand théologien tombe dans ce travers.
Je crois que Dieu est pour le regroupement familial de tous ses enfants dès cette terre et dans l’au-delà.
Bruno Vuillaume, Chartres, France

Qui est vraiment musulman ?
Après lecture de l’interview de Mohamed Talbi sur l’islam (J.A.I. n° 2346-2347), on se demande avec désarroi qui est vraiment musulman ! Si ces éminents savants, ayant professé pendant des décennies au plus haut niveau, se jettent l’anathème et s’excommunient à cause de différends dogmatiques ou doctrinaires, que penser du simple musulman qui n’a aucun bagage intellectuel ? C’est là le hic : un simple musulman qui a la foi saine et l’éthique idoine est sûrement plus proche de Dieu, car l’intelligence du cur, la bonne conduite et le respect des autres peuvent mener aux cimes de la spiritualité, tandis que le savoir encyclopédique et l’érudition monumentale n’engendrent souvent que la confusion mentale et le scepticisme vis-à-vis de la religion et de la révélation.
D’après le docteur Talbi, ni Mohamed Arkoun, ni Hichem Djait, ni Hamadi Redissi, ni Abdelmajid Charfi ne sont de vrais musulmans, et les arguments qu’il avance sont aussi tranchants que son verdict implacable. Ces grands professeurs universitaires ont ou bien trahi l’islam, ou n’ont rien compris à la révélation divine. Je crains fort d’envoyer mes enfants puiser leurs connaissances islamiques chez des hérétiques, qui nient l’authenticité du Coran ou réfutent, preuves rationnelles à l’appui, la prophétie du Messager de Dieu.
Fort heureusement, il n’y a en islam ni théologie dogmatique, ni corpus d’orthodoxie irréfutable, ni clergé hyperstructuré, quoi qu’en disent ses contradicteurs. Quand on connaît l’audace intellectuelle d’un Ibn Rochd (Averroès), l’élévation spirituelle d’un Ibn Arabi ou l’universalisme salutaire d’un Rumi, on est réconforté et on ne perd point l’espoir de voir bientôt fleurir et prospérer un Islam plein de beauté et de bonté.
Que Mohamed Talbi utilise sa raison jusqu’au bout, c’est son droit le plus absolu et les « mutazilites » l’ont fait des siècles avant lui. Mais quand il qualifie l’imam Ali de « mollusque » et « d’invertébré », sait-il qu’il insulte et scandalise des centaines de millions de musulmans ? Le comble, c’est quand il déclare : « Michel Houellebecq a dit que l’islam est la religion la plus con du monde. Pourquoi pas, c’est son droit. » Trop c’est trop ! Quel vrai musulman peut tolérer pareille réflexion ? Si l’on bafoue aveuglément autrui dans ce qu’il a de plus sacré, je dis comme Edgar Faure : la tolérance, il y a des maisons pour ça.
Ali Smaoui, Gafsa, Tunisie

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Bible et Coran se rejoignent
L’article intitulé « Évolutionnisme rime avec créationnisme et culte de Dieu » m’inspire les réflexions suivantes :
1. Création de l’homme dans la Bible
Nous lisons dans Gen. chap 1 v 26 : « Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance. » Et Mohamed Talbi de commenter : « Or si l’homme est à l’image, physique, de Dieu, comment peut-il descendre du singe ? »
C’est Mohamed Talbi évidemment qui a rajouté le qualificatif physique – qui n’est pas dans le texte original. Bien sûr, cela lui permet de mieux étayer sa critique, avec un peu d’ironie en plus. « La ressemblance dans ce contexte, dit Mohamed Talbi, ne peut être que physique. » Pourquoi ? C’est que, dit-il, « la Bible dans de nombreux passages donne à Dieu une forme humaine. Il visite souvent la terre sous cette forme ».
2. Représentation de Dieu dans la Bible
En effet, comme le signale Mohamed Talbi, « une fois même, il s’était battu, à son désavantage, avec Jacob ». Mohamed Talbi fait allusion ici à ce récit hautement symbolique, comme beaucoup d’autres récits de la Bible, en Gen. chap. 32, où on lit, au sujet de Jacob : « Quelqu’un lutta avec lui jusqu’au lever de l’aurore. Voyant qu’il ne le maîtrisait pas, il le frappa à l’emboîture de la hanche Il lui dit : Lâche-moi, car l’aurore est levée. Mais Jacob répondit : Je ne te lâcherai que tu ne m’aies béni. »
C’est un fait que l’imagination populaire, au cours des siècles, a aimé décrire ou peindre des scènes autour de ces textes qui restent du domaine symbolique ou, pour certains, mythique. Dieu y est représenté sous une forme « physique » humaine. On reste là dans la représentation imaginaire, les textes jouant souvent un rôle éducatif.
Par souci d’adaptation à un peuple peu préparé à une réflexion abstraite, ces récits montrent Dieu sous une forme imagée : avec des mains, des yeux, un trône, avec des affections humaines de colère, de repentir, de haine.
Ces remarques valent aussi bien pour la Bible que pour le Coran, je pense.
3. Création de l’homme dans le Coran
Co. 38 v 7 : « Ton Seigneur dit aux anges : Oui, je vais créer d’argile un mortel, lorsque je l’aurai formé et que j’aurai insufflé en lui mon souffle, tombez devant lui en vous prosternant. »
Je pense que ce qui a été dit plus haut sur la description physique de la création de l’homme par Dieu dans la Bible peut s’appliquer de la même façon à ce qui est relaté dans le Coran et je ne vois pas ce qui, dans le Coran, peut laisser entrevoir la théorie de l’évolution telle qu’elle apparaît dans le darwinisme.
4. L’évolutionnisme et la création de l’homme par étapes dans le Coran
Voici comment Mohamed Talbi présente ce qui lui semble être dans le Coran les indices de cette théorie évolutionniste : « Tout dans le Coran conduit à une conception de la création entière comme un processus devant ontologiquement, par atwâr, par étapes successives, enfanter l’homme qui y est en projet et qui en est l’aboutissement final. »
On trouve beaucoup de textes coraniques sur ce thème, tel que, par exemple :
Co. s. 23 v. 14 : « Nous avons créé l’homme d’une terre que l’on a passée au crible, puis nous en avons fait un liquide répandu dans un réceptacle solide, ensuite nous avons créé un grumeau de sang, puis de celui-ci, une matière informe, de cette matière nous avons créé une masse osseuse et nous avons recouvert les os de viande et de là nous avons produit une autre création. Béni soit Dieu le meilleur des Créateurs. »
Il est évident que nous n’avons à la lecture de ce texte que la description de la formation de l’homme dans le sein maternel, depuis « la goutte de sperme déposée dans un lieu sûr, jusqu’à son terme fixé ». Cela est d’ailleurs un thème connu dans la tradition rabbinique ancienne.
Rien, ici, qui laisse supposer que l’homme est l’aboutissement d’une évolution, par voie de sélection naturelle, en passant par des étapes successives, à partir d’une forme animale, le singe, telles que le montrent les recherches scientifiques de Darwin.
En conclusion on peut dire avec Mohamed Talbi que rien, ni dans la Bible ni dans le Coran, « ne s’oppose d’une façon formelle à l’évolutionnisme », à nous de savoir évoluer vers une meilleure compréhension mutuelle.
André Roche, Le Thor, France

Les Livres saints ne sont pas des traités de physique
Lecteur catholique de votre hebdomadaire, je souhaiterais réagir à l’intéressant article du Pr Talbi (J.A.I. n° 2349), non pour polémiquer, ma connaissance trop superficielle de l’islam me l’interdirait, mais simplement pour exprimer quelques réflexions.
1. Avant Jean-Paul II, le pape Pie XII avait reconnu que l’homme pourrait avoir été créé à partir « d’une matière vivante préexistante ».
2. Même si, incontestablement, la hiérarchie et le clergé catholiques étaient majoritairement hostiles à Darwin, celui-ci ne fut jamais, à ma connaissance, officiellement condamné par l’Église, au sein de laquelle il y eut toujours une petite minorité favorable à l’évolution. L’exemple le plus remarquable est évidemment le père jésuite Teilhard de Chardin (qui compta, d’ailleurs, le président Senghor parmi ses admirateurs) dont l’uvre eut un retentissement qui dépassa de très loin le cadre du catholicisme. Même si, lors du concile Vatican II, quelques évêques demandèrent sa condamnation, cette proposition a été rejetée à une très large majorité.
3. Talbi écrit qu'[à la lecture de la Bible] « on comprend que l’homme ne puisse être l’arrière-petit-neveu d’une limace ». A contrario, je me permets de faire remarquer que la citation qu’il donne de la Bible : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il créa » peut être, au moins pour le chrétien, un puissant argument pour défendre l’éminente dignité de la personne humaine.
Pour moi, les Livres saints ne sont pas des traités de sciences physiques ou biologiques, mais sont destinés à délivrer un message divin. En revanche, je suis tout à fait d’accord avec Talbi lorsqu’il évoque l’alternative création ou hasard, car c’est finalement là que se situe le nud du problème des origines. Je souhaiterais que chrétiens et musulmans s’unissent pour témoigner devant notre société sécularisée que croire en un Dieu créateur n’a rien de ringard ni d’irrationnel, mais que c’est le recours à la notion de hasard qui est une démission de la raison humaine !
Dr Robert Leplus, Paris, France

Dieu a de drôles de goûts
J’ai lu le point de vue de Mohamed Talbi sur le Coran et l’évolution. Je suis étonné par la distinction établie entre l’approche de la Bible et celle du Coran. À ma connaissance, tous deux sont créationnistes. À aucun moment le Coran ne défend l’évolution. Talbi essaie de résoudre ce problème en disant que Dieu aurait laissé des signes qu’il nous appartient de déchiffrer. Ce raisonnement tient de la dialectique. Cela ne cadre pas avec l’idée d’un Dieu miséricordieux de jouer ainsi avec ses créatures. Mais si ces signes existent, ils se trouvent dans la nature. Or on ne les voit pas quand on regarde le grand livre de l’évolution. Celle-ci est faite de bricolages, de stagnations, de voies sans issue et de régressions. Elle n’est pas guidée par l’idée de progrès. Prétendre que l’homme serait l’aboutissement prévisible ne peut être qu’une question de vouloir croire.
Jusqu’à présent, l’apport de l’homme à la terre est négatif, il se révèle un simple destructeur. D’où une deuxième constatation : si Dieu a créé l’homme, il a de drôles de goûts. Quelle confiance lui accorder ? Je suis d’accord pour dire que l’on ne peut pas comprendre tout ce que veut une intelligence supérieure, mais cela ne change rien au fait que celle-ci aurait favorisé une créature essentiellement malfaisante. Ce qui signale, de la part d’une entité toute-puissante, qu’elle est aussi malfaisante.
Je ne suis pas athée, mais le paysage de l’univers et de l’évolution ne laisse aucune place au Dieu tout-puissant et infiniment bon de la Bible et du Coran. S’il y a une force vitale ou une ou plusieurs divinités à l’uvre derrière, elles sont limitées ou sans intention.
Quant à la question de la nécessité de Dieu pour justifier l’existence de la matière plutôt que du néant, il s’agit d’un vieil argument rebattu. Il ne résout pas la question de l’antériorité. Celle-ci est sans réponse possible.
Philippe-Antoine Gacon, Lyon, France

Défendre Houellebecq, un exercice absurde
Dans « La grande interview » de M. Mohamed Talbi, intitulée « La charia ou l’islam, il faut choisir » (J.A.I. n° 2346-2347), certains passages des déclarations de Mohamed Talbi appellent des observations, qui, je le précise, me sont inspirées uniquement par mon respect pour les convictions d’autrui, qu’elles soient religieuses ou athées.
À la page 106, concernant la déclaration de l’écrivain Michel Houellebecq selon laquelle « l’islam est la religion la plus con du monde », Mohamed Talbi dit : « Pourquoi pas ? » et ajoute : « Il peut dire ce qu’il veut et partout. Je peux dire que le Coran, c’est de la connerie. [] Si on m’interdit de le dire, il n’y a plus de liberté [] Je ne suis pas libre non plus de dire que c’est la vérité. Les deux libertés sont liées. »
Michel Houellebecq a certes le droit de dire qu’il déteste les religions et en particulier l’islam, mais il n’a pas le droit de les insulter. En effet, l’adjectif « con » est défini dans le dictionnaire par les termes suivants : « imbécile, idiot ? bête, crétin, débile ». Michel Houellebecq a d’autant moins le droit d’affirmer que « l’islam est la religion la plus con du monde » que cette affirmation gratuite, injurieuse et méprisante n’est pas la conclusion d’une argumentation étayée par des exemples et des preuves.
Toute religion, toute morale, interdit l’injure et l’outrage gratuits. De même, selon le droit international et le droit interne, dans une société démocratique, l’exercice du droit à la liberté d’expression est soumis à certaines restrictions qui sont fixées par la loi et qui sont nécessaires au respect des droits ou de la réputation d’autrui (article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques).
C’est ainsi qu’en Finlande, par exemple, la liberté du culte est pleinement protégée tout comme le droit des organisations d’athées de défendre leurs points de vue dans des réunions et des publications. Ces organisations sont néanmoins tenues de s’abstenir de blasphémer et d’insulter les sentiments religieux d’autrui et de ne pas se livrer à une propagande antireligieuse (voir mon ouvrage La Protection des droits civils et politiques par l’ONU, éditions L’Harmattan, 2003, p. 412).
À la vérité, Mohamed Talbi ne croit ni que « l’islam est la religion la plus con du monde », ni davantage que « le Coran, c’est de la connerie ». En effet, il déclare à la page 101 de l’interview : « Il n’y que le Coran qui oblige le musulman. [] Oui, moi, je suis un musulman coranique. »
Confronté à ces contradictions, on peut se demander quel est le but recherché par l’historien et le penseur. Pour connaître la réponse à la question, il convient de savoir que si l’islam est la religion de Mohamed Talbi, il en a également une autre, car il déclare à la page 107 : « La liberté est ma religion. Dieu a créé l’homme libre. »
En créant volontairement des contradictions, Mohamed Talbi a, en fait, appliqué le vieil adage : « Plaider le faux pour savoir le vrai. » Mais là où le bât blesse, c’est quand, en se livrant à cet exercice périlleux, il omet d’aller au bout de l’exercice qui devient ainsi bancal. Mohamed Talbi déclare que Michel Houellebecq a le droit de dire que « l’islam est la religion la plus con du monde ». Il dit lui-même qu’il peut dire que « le Coran, c’est de la connerie ». Ce sont deux contre-vérités qui, selon Mohamed Talbi, sont permises au nom de la liberté. Pour être cohérent avec lui-même, il aurait dû aller plus loin et déclarer : « Michel Houellebecq a la liberté de dire que l’islam est la religion la plus con du monde, moi, Talbi, j’ai également le droit à la liberté de déclarer que Michel Houellebecq ne connaît rien à l’islam et que sa déclaration relative à cette religion est non seulement infondée, mais également injurieuse et mensongère. L’islam est sans conteste la dernière et vraie religion que Dieu a donnée aux hommes. »
De même, Mohamed Talbi, après avoir déclaré « je peux dire que le Coran, c’est de la connerie », aurait dû ajouter : « Je dis cela pour affirmer mon droit à la liberté d’expression, mais, à la vérité, comme musulman coranique, je considère que le Coran est le seul livre sacré que Dieu a donné à l’univers par la voix du prophète Mohammed. »
Voilà comment l’exercice auquel s’est livré Mohamed Talbi aurait pu et dû se poursuivre et s’achever de telle sorte que, comme il l’a dit, « les deux libertés sont liées ». Mais, pour justifier sa position, il va beaucoup plus loin. En effet, il affirme à la page 105 : « Dieu a donné la liberté à l’homme pour qu’il soit capable de désobéir. Il faut qu’il soit capable de mentir pour qu’il y ait la vérité. Si l’homme n’était pas sciemment, intelligemment, consciemment capable de parler faux et de se tromper, il ne serait pas libre. Il serait conditionné. »
On peut se demander où Mohamed Talbi a trouvé ces idées qu’il attribue à Dieu. Est-ce dans les versets du Coran ? Ou bien croit-il que Dieu l’a désigné comme son porte-parole, voire comme son ultime prophète ? Afin d’éviter que ces questions soient posées, Mohamed Talbi aurait dû avoir la prudence, au sujet des idées qu’il attribue à Dieu, d’indiquer clairement qu’à son avis Dieu pour éprouver les hommes les a laissés libres de choisir entre la vérité et le mensonge.
Ces graves et importantes questions relatives à la religion n’auraient pas dû faire l’objet de l’exercice et du jeu intellectuels auxquels Mohamed Talbi a eu l’imprudence de se livrer. Cela dit, ces observations ne mettent nullement en cause la vive considération que j’ai pour lui et pour ses nombreux et remarquables écrits dans lesquels son courage, sa lucidité et son immense culture ont tant apporté à une meilleure connaissance de l’islam.
Néjib Bouziri, La Marsa, Tunisie

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