Quel avenir pour le français ?

Publié le 27 mars 2006 Lecture : 6 minutes.

Linguiste, Claude Hagège est professeur au Collège de France, lauréat de la médaille d’or du Centre national de la recherche scientifique et l’auteur de nombreux livres à succès, tels que Le Français et les siècles ou Halte à la mort des langues (publiés chez Odile Jacob).
Son dernier ouvrage, Combat pour le français, constate, « en Europe et dans le reste du monde, un cheminement vers une extension régulière du domaine de l’anglais ». Or, estime-t-il, « la domination d’une seule langue, loin d’être une promesse, est une menace ». D’où son invitation à une mobilisation générale « pour faire vivre la diversité des langues ».
Hagège rappelle qu’à trois étapes de son histoire le français a connu « un rayonnement remarquable ». De la fin du XIe au début du XIVe siècle, tout d’abord. L’érudit florentin B. Latini écrivait (en langue d’oïl) en 1265 que c’est là la « parlure plus délectable et plus commune à toutes gens ». Ensuite, au temps du français classique, aux XVIIe et XVIIIe siècles. Puis de la fin du XIXe siècle au début du XXe – à la « Belle Époque ». Il n’y a donc pas de honte à avoir.
Voici quelques extraits de son analyse et sa conclusion.

Dans l’entreprise et dans les médias
Partout dans le monde, l’anglais est en position de force au sein des groupes industriels à l’activité internationale importante et aux implantations nombreuses et répandues à travers ?les continents. []
Mais les milieux d’affaires ne sont pas les seuls organes de transmission de l’hégémonie de l’anglais. Celle-ci est favorisée, d’abord, par une série d’actions commerciales et publicitaires savamment orchestrées, et dont l’inspiration remonte assez haut dans la hiérarchie du monde des affaires. D’autre part, de nombreux relais très influents qui appartiennent au monde des médias ont joué le même rôle en faveur de la diffusion de l’anglais en Europe et dans le reste du monde, non plus seulement par le biais des techniques commerciales et industrielles s’exprimant dans cette langue, mais par celui de la mode.
Contrairement à l’impression naïve d’une partie du public, ce ne sont pas les contenus intrinsèques des films, des chansons, de la musique rock anglophone, ni le profil propre des articles de sport ou de vêtement qui ont séduit la clientèle, laquelle ignorait tout de cet univers avant qu’une intense et efficace publicité n’en assurât la promotion, en Europe notamment. Cette pression tire sa force non d’un plébiscite populaire, mais du fait que, non contents d’avoir imposé leurs produits, les producteurs sont, dans une certaine mesure, parvenus à donner aux consommateurs, en particulier les plus crédules, issus des dernières générations, l’illusion que le dynamisme, la liberté, l’ouverture à l’autre, la haute technique, sont associés à l’anglais, d’où le déferlement de termes de cette langue qui sont les supports des talismans dont on s’éprend.
Le goût de ce qui se dit en anglais n’est donc pas l’effet d’une recherche pour enrichir le vocabulaire des langues européennes ou asiatiques par l’accueil de mots aux nuances plus fines ou aux contenus plus neufs. Il s’agit simplement d’être « moderne ». Ainsi, « bag », « break », « panel » apparaissent plus séduisants que « sac », « pause » et « atelier de débat », pour ne prendre que trois exemples. []
De même, dans le monde européen de l’entreprise, si l’anglais a pris une place prépondérante comme langue de travail, ce n’est pas à la suite d’une analyse argumentée des vertus internes qu’il posséderait, de par ses structures, pour rendre ces entreprises plus compétitives. La raison en est plutôt que les industriels, jouets des forces de pression dont on vient de faire état et de la fascination face au triomphe universel du modèle américain de capitalisme, ont tout emprunté à ce modèle, c’est-à-dire non seulement ses modes de gestion, ses techniques de conquête des marchés, ses méthodes d’assignation de tâches aux personnels, mais aussi sa langue.

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Un combat de l’esprit
Les langues sont bien davantage que des espèces vivantes. Elles sont situées au plus profond de l’humanité. Une langue est aussi une certaine façon de ressentir, d’imaginer et de penser, même si la possibilité universelle de la traduction doit conduire à nuancer les idées répandues sur la vision du monde propre à chaque langue et non transmissible. La perte de sa langue, pour tout individu, c’est aussi, en quelque façon, celle d’une partie de son âme. Cela arrive, et cela, naguère, est souvent arrivé aux peuples qui, fascinés par une langue étrangère et par le modèle supérieur qu’elle leur paraissait porter, en sont venus à dénigrer leur passé, à trancher les liens qui les attachaient à leur culture, à minimiser leur littérature, leur art et leur science, à railler comme rétrograde, myope ou réactionnaire chaque acte accompli pour les exalter, ou même pour rappeler seulement leur existence.
Tout individu soucieux de défendre son âme face aux périls qui la menacent ne peut ignorer qu’il lui faut livrer un combat. Faute de le faire, on s’incline devant l’ordre des choses, on se persuade qu’il est inéluctable, et donc que l’on est soumis, comme avec les lois de la nature, à un processus d’entropie. Or une riposte est possible : qu’est-ce donc que le sens de l’aventure humaine sinon d’être un effort pour dompter l’entropie ? L’espèce l’a fait à chaque étape de son existence indéfiniment menacée.
Aujourd’hui, la menace n’est certes pas dirigée contre la vie, et l’homogénéisation des cultures sous la forme d’une langue unique n’est pas une agression qui mette en danger l’existence physique de ceux sur qui déferle cet océan, puisque, au contraire, ces derniers constituent le vaste marché dont on veut, précisément, s’assurer la complète docilité. Ce n’est pas du domaine physique, mais du domaine culturel qu’il s’agit. Pourtant, la prétendue mondialisation n’en est pas moins le visage contemporain de l’entropie. Le combat pour la pluralité des cultures et des langues est donc, en réponse, une des formes présentes de la néguentropie, action humaine pour remettre en question, comme Prométhée, le cours, apparemment irréversible, des choses du monde.
En France, c’est un vaste programme d’information des masses de locuteurs qu’il convient de lancer. Les autorités politiques, les responsables des médias audiovisuels, du haut au bas de la hiérarchie, ceux de l’école, les cinéastes, les journalistes, les écrivains, et tant d’autres, en fait tous ceux qui, auprès du grand nombre, ont quelque audience ou quelque pouvoir, tous ont un devoir impérieux. C’est celui de dire, de répéter, de marteler, en le démontrant par des arguments, comme ceux qu’on a développés ici, que la puissance économique, la prospérité et le succès commercial ne sauraient avoir pour rançon, et encore moins pour instrument, l’abandon de la diversité des langues et la soumission à une seule qui devrait les supplanter toutes.
L’Europe se trouve ici investie d’une tâche essentielle. C’est elle qui a été le berceau de la civilisation américaine, laquelle a apporté au monde des valeurs de liberté, de tolérance, de créativité qui ont certainement fécondé l’univers, avant de devenir peu à peu un modèle unique dont la pression est une menace pour la diversité. C’est donc à l’Europe qu’il appartient aujourd’hui de proposer d’autres choix de civilisation. Et cette proposition, pour avoir un sens et une réelle valeur symbolique, doit être faite dans des langues diverses, et non dans une seule langue dominante. L’urgence est d’autant plus grande que, depuis la disparition de l’Union soviétique, les États-Unis sont seuls à incarner dans le monde la lutte contre les menaces redoutables de l’intolérance et de tous les terrorismes. L’Europe est, bien entendu, complètement solidaire de l’Amérique dans ce combat, ainsi que tous les esprits éclairés de par le monde. Mais l’Europe ne doit pas payer de son aliénation cette solidarité. Elle doit prendre à ce combat une part qui lui soit propre, et qui fasse apparaître toutes ses valeurs, dont l’ouverture à la différence, et l’opposition aussi bien à la violence frontale des actes de guerre par surprise, sur des populations civiles sans défense, qu’à celle, moins explicite, du mercantilisme néolibéral. []
Le combat pour le français, ainsi que pour les autres langues, est un combat de l’esprit. L’Histoire laisse apparaître que ce genre de ?combat, malgré son aspect naïf ou désespéré, ?non seulement peut conduire à des victoires ponctuelles, mais encore finit, au long du temps, par avoir raison des forces aveugles.

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