L’âge du bilan

Sobre célébration du cinquantième anniversaire de l’indépendance les 20 et 21 mars.

Publié le 27 mars 2006 Lecture : 5 minutes.

Pas de feux d’artifice ni de fête dans les rues Pas de délégations étrangères ni de remises de décorations La célébration du cinquantenaire de l’indépendance de la Tunisie, les 20 et 21 mars, a dans l’ensemble été plutôt sobre. De leur côté, les Tunisiens n’ont rien changé à leurs habitudes. Comme à l’accoutumée en ces deux jours fériés (le 21 mars est la fête de la Jeunesse), une foule nombreuse a déambulé sous les ficus de l’avenue Habib-Bourguiba inondée par un soleil printanier Comme la lutte pour l’indépendance paraît loin ! À peine si, parmi les passants, il s’en trouve un qui ait entendu parler du cinquantenaire. K., étudiant en informatique, tombe carrément des nues. « Le cinquantenaire de l’indépendance ? Ah ! c’était donc ça ! J’ai vu à la télévision des clips publicitaires où j’ai reconnu des acteurs qui nous parlaient d’indépendance. J’ai cru qu’ils jouaient un rôle. » « On aurait quand même pu organiser ces célébrations en dehors de nos vacances scolaires [de printemps], cela nous aurait donné deux jours supplémentaires de congé », ironise sa copine. M.H., 25 ans, un ouvrier rencontré dans une banlieue de Ben Arous, se montre quant à lui amer : « L’indépendance ? Cela veut dire qu’il n’y a plus d’ennemi dans notre pays et que nous sommes devenus nos propres ennemis. »
Qu’ils plaisantent ou non, ces hommes et femmes de la rue ne paraissent pas vraiment concernés par les célébrations organisées par le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD). L’ex-parti unique a pourtant mis le paquet : banderoles et portraits du chef de l’État à tous les coins de rue, expositions de photos, manifestations sportives, conférences tenues par des membres du gouvernement devant les sections du parti… « C’est l’imagination qui fait défaut », commente, désabusé, un sympathisant.
Quand même, deux moments forts émergent de ces festivités. Le premier est le discours du président Zine el-Abidine Ben Ali, le 20 mars, dans la salle omnisports de Radès (banlieue sud de Tunis), devant plus de quinze mille personnes. Le second, le lendemain, le « défilé national » des troupes à pied, dans le quartier des Berges du lac, suivi de représentations chorégraphiques évoquant les principales étapes de la lutte pour l’indépendance, puis les règnes des deux présidents successifs. Dans les deux cas, fait plutôt rare, Leïla Ben Ali était présente au côté de son mari.
Le suspense entretenu depuis trois mois était tel que de nombreux observateurs en étaient venus à penser que Ben Ali pourrait mettre à profit ce cinquantième anniversaire de l’indépendance pour annoncer des réformes politiques en profondeur, de nature à mettre la Tunisie au diapason des pays démocratiques. Ils en ont été pour leurs frais : le président n’a consacré à la question qu’une seule page, sur les vingt que comptait son discours, et a donné la priorité à la prospective économique. « Les décisions qui s’imposaient, la libération des islamistes, par exemple, ont été prises avant le cinquantenaire », commente un familier de la scène politique.
En fait, son attitude n’est pas sans évoquer celle de feu Habib Bourguiba, son prédécesseur. Du fondateur de la Tunisie moderne, sur la tombe duquel il s’est recueilli le 19 mars à Monastir, Ben Ali semble avoir retenu la démarche graduelle. « D’une étape à l’autre », il entend persévérer sur la voie de l’édification d’une société « démocratique, pluraliste et respectueuse des droits de l’homme ». Par ailleurs, à l’instar encore une fois de Bourguiba, toujours intraitable s’agissant de la souveraineté de la Tunisie, il fait du patriotisme son cheval de bataille contre une partie de l’opposition. Le slogan retenu pour la célébration du cinquantenaire est, de ce point de vue, sans ambiguïté : « Il n’est d’allégeance qu’à la seule Tunisie ». Ce regain de nationalisme est sans nul doute la conséquence directe de l’utilisation à géométrie variable que les pays occidentaux font de la question des droits de l’homme. « La démocratie, a expliqué le chef de l’État, signifie : engagement pour le respect des constantes nationales, allégeance et fidélité à la Tunisie, diversité des approches, pluralité des programmes et des alternatives, dans un contexte marqué par le droit à la différence et la protection des libertés et des droits. »
Pour comprendre les motivations de ce qu’on pourrait appeler la « bataille de l’allégeance », il faut revenir aux déclarations d’Abdelwahab Abdallah, le ministre des Affaires étrangères, deux jours auparavant lors d’un meeting à l’Ariana, dans la banlieue de Tunis : « Une minorité de détracteurs, s’appuyant sur des parties étrangères connues pour ignorer la réalité nationale, font antichambre dans les chancelleries des pays étrangers dans le dessein de ternir l’image de la Tunisie et de remettre en cause ses acquis. » Bref, « ceux qui font commerce des intérêts de la nation » ont contracté une alliance artificielle avec ceux qui « pratiquent le terrorisme ».
Nul besoin d’un dessin pour comprendre que c’est le « Mouvement du 18-Octobre », créé dans la foulée de la grève de la faim observée par plusieurs opposants à l’occasion du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI), à Tunis, en novembre 2005, qui se trouve ici visé. Ce pôle comprend des indépendants, deux mouvements politiques légaux mais non représentés au Parlement (le Parti socialiste du progrès, de Nejib Chebbi, et le Forum démocratique pour les libertés et le travail, de Mustapha Ben Jaafar), des partis et des associations non reconnus, la Ligue de défense des droits de l’homme et diverses personnalités proches d’Ennahdha, le mouvement islamiste interdit et accusé de terrorisme.
Le pouvoir a notamment jugé intolérable que des représentants du Mouvement du 18-Octobre aient pu, après le SMSI, être reçus par plusieurs responsables européens. Depuis, il s’efforce de susciter un front pour isoler cette formation. Les partis d’opposition appartenant à la mouvance présidentielle – une spécificité tunisienne – et diverses organisations professionnelles, notamment celle du patronat, se sont ralliés à cette stratégie. Dans un communiqué publié à l’occasion du cinquantenaire, le Mouvement des démocrates socialistes (MDS), le plus important de ces partis, estime ainsi que « la conjoncture mondiale, porteuse de multiples défis et de menaces contre la souveraineté et l’indépendance des nations, [] commande à tous les Tunisiens [] de se mobiliser contre tout ce qui est de nature à porter atteinte à l’image de la Tunisie, en rejetant toute forme d’ingérence étrangère susceptible d’hypothéquer la liberté de décision nationale et l’avenir de la Tunisie ».
Ostraciser les opposants radicaux permettra-t-il au pouvoir et à ses alliés de maintenir le statu quo et de poursuivre ce qu’ils estiment être une évolution contrôlée, progressive, vers la démocratie ? Il y a fort à parier que tel sera le cas. Reste à savoir si les autorités iront jusqu’à criminaliser les partisans de « l’allégeance » à un pays étranger. Reste à savoir, aussi, si les défenseurs des droits de l’homme, les médias et les gouvernements occidentaux se laisseront convaincre du bien-fondé de cette stratégie.

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