De Bagdad à Téhéran

Les appels à la raison de Londres n’y ont rien fait : poussée par Tel-Aviv, l’administration Bush semble prête à tout, y compris une action armée, pour en finir avec la « menace » iranienne.

Publié le 27 mars 2006 Lecture : 7 minutes.

Selon des sources diplomatiques londoniennes, la Grande-Bretagne a déclaré aux États-Unis qu’elle ne se joindrait pas à une action armée contre les sites nucléaires de l’Iran. Le Premier ministre Tony Blair, qui est déjà l’objet de virulentes critiques de l’opinion publique pour sa participation à la guerre en Irak, cherche à prendre ses distances avec les propos belliqueux tenus par les États-Unis à l’égard de l’Iran. Blair sait qu’il ne survivrait pas à la tempête politique que soulèverait une telle participation. On a peur, cependant, à Whitehall, que l’administration Bush, poussée par Israël et les puissants amis qu’il a en Amérique, ne s’engage dans un engrenage qui mènerait inévitablement à la guerre, une guerre dont la Grande-Bretagne ne veut manifestement pas entendre parler.
Il y a une véritable crainte que si l’Iran refuse de céder aux pressions – soit de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), soit du Conseil de sécurité, officiellement saisi le 8 mars -, les États-Unis n’aient d’autre choix que de frapper. L’Amérique s’est peut-être effectivement enfermée dans une impasse avec ses menaces, d’autant que l’Iran les a dédaigneusement balayées du revers de la main. La position de Whitehall est que si l’Amérique attaque l’Iran, elle devra le faire seule – ou avec Israël. En privé, les dirigeants britanniques ont clairement indiqué qu’une campagne militaire contre l’Iran serait de la « folie ». En dépit de ses liens étroits avec les États-Unis, le secrétaire au Foreign Office Jack Straw s’est publiquement désolidarisé des déclarations agressives des dirigeants américains. Il a expliqué qu’une action militaire britannique contre l’Iran était « inconcevable ». La Grande-Bretagne a d’ailleurs annoncé qu’elle allait rapatrier 800 soldats d’Irak, le dixième de son personnel militaire, signe que Londres cherche à limiter son implication dans les guerres américaines, et non pas s’y engager davantage.
Suivant de près l’évolution de l’opinion à Washington, les dirigeants britanniques ont constaté avec inquiétude que les partisans de la confrontation avec l’Iran, à la fois à l’intérieur de l’administration et au dehors, avaient triomphé des quelques belles âmes qui osaient recommander le dialogue.
Les analystes londoniens sont aujourd’hui convaincus que le véritable objectif de Washington est un « changement de régime » à Téhéran, une ambition qui va bien au-delà d’un coup de frein ou d’un coup d’arrêt donné au programme nucléaire iranien. Il est désormais évident que l’Iran est devenu la priorité numéro un du programme de sécurité nationale des États-Unis. Outre les grandes équipes affectées au problème iranien au Pentagone et dans les services de renseignements, dix personnes travaillent désormais à plein temps au bureau iranien du département d’État, et l’on a ouvert un avant-poste d’observateurs américains à Dubaï.
Au début de mars, la secrétaire d’État Condoleezza Rice a déclaré : « Il n’y a peut-être pas pour nous de plus grand défi provenant d’un seul pays que celui que représente l’Iran, dont la politique vise à développer un Moyen-Orient qui serait à 180 degrés différent du Moyen-Orient que nous aimerions voir se développer. » En vue de contrer le pouvoir des mollahs, elle a l’intention d’investir 85 millions de dollars pour renforcer les émissions de radio et de télévision vers l’Iran et encourager l’opposition intérieure. Dans un discours prononcé le 7 mars devant le Comité des affaires publiques israélo-américain (Aipac), qui a fait quelque bruit, le vice-président Dick Cheney a affirmé que « les États-Unis gardent toutes les options ouvertes pour répondre à la conduite irresponsable du régime [iranien] Nous ne permettrons pas à l’Iran d’avoir une arme nucléaire ». Le même jour, le général Moshe Yaalon, ancien chef d’état-major israélien, a déclaré à Washington qu’Israël était en mesure de lancer contre l’Iran plusieurs types d’attaques, et pas seulement aériennes. Il pouvait s’agir d’une allusion aux sous-marins de classe Dolphin armés de missiles nucléaires américains Harpoon, conçus pour être dirigés contre l’Iran.
Comme lors de l’invasion de l’Irak, la campagne contre l’Iran semble être animée par les néoconservateurs et autres activistes pro-israéliens. Richard Perle, l’un des partisans les plus actifs de la guerre contre l’Irak, tente maintenant de mobiliser l’opinion contre l’Iran, de même que l’Institut des études politiques pour le Proche-Orient, autre allié d’Israël. Zeev Schiff lui-même, analyste militaire israélien, généralement raisonnable, écrit dans Haaretz que les services de renseignements occidentaux sont convaincus que l’Iran travaille clandestinement à la mise au point d’une arme nucléaire. « Il existe, dit-il, une filière secondaire, plus petite, qui fait des progrès réguliers en vue de la création d’une arme nucléaire. »
Le quotidien israélien Haaretz a révélé, pour sa part, le 10 mars, que « ces mois derniers, des officiers des forces de défense israéliennes sont venus à Washington proposer leur soutien à une frappe militaire contre l’Iran si l’on n’obtenait pas satisfaction par les moyens diplomatiques ». L’hostilité américaine à l’égard de l’Iran semble en grande partie inspirée par Israël. Elle est alimentée par le soutien apporté par l’Iran aux groupes d’activistes anti-israéliens tels que le Hezbollah et le Hamas, comme par les propos du président Ahmadinejad parlant de « rayer Israël de la carte », propos dans lesquels la plupart des observateurs indépendants voient seulement une réponse provocante à l’oppression israélienne en Palestine, mais en aucun cas une menace réelle.
Le président George W. Bush et son secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld ont accusé l’Iran d’avoir introduit en Irak des bombes antivéhicules et du personnel militaire, mais le général Peter Pace, président du Comité des chefs d’état-major, a reconnu que les États-Unis n’avaient aucune preuve pour étayer ces accusations. En prétendant que l’Iran développe des armes nucléaires, les États-Unis courent le risque de répéter l’erreur qu’ils ont commise en Irak. Les preuves contre l’Iran sont aussi fragiles et aussi peu convaincantes que l’affirmation selon laquelle les armes de destruction massive de l’Irak représentaient une « menace imminente » contre l’Amérique et le reste du monde. Rien n’indique, en revanche, que Washington soit prêt à écouter les conseils du patron de l’AIEA, Mohamed el-Baradei, qui demande aux Américains de mettre fin à « la guerre des mots » et d’« entamer un dialogue ».
La Russie souhaite, elle aussi, écarter le risque de guerre, ne serait-ce que pour protéger ses intérêts en Iran. Elle fournit à Téhéran un système de défense aérienne avancé et a presque achevé de construire à Bushehr, sur le golfe Persique, une première centrale nucléaire, au coût, dit-on, de 800 millions de dollars. Moscou tient à signer avec Téhéran d’autres contrats nucléaires, et le ministre iranien de l’Énergie, Parviz Fattah, a annoncé la mise en chantier dans les six mois d’une seconde centrale nucléaire.
Le ministre russe des Affaires étrangères, Serguei Lavrov, a déclaré que le renvoi de l’Iran devant le Conseil de sécurité avait été « précipité ». « On ne peut pas régler un vrai problème de cette manière, a-t-il dit à la télévision russe Nous ne voulons pas être ceux qui rappellent qui a eu tort et qui a eu raison en Irak, bien que la réponse soit évidente. » Une proposition de compromis russe suggérant de fabriquer en Russie du combustible nucléaire pour les centrales iraniennes, tout en laissant à l’Iran la possibilité d’enrichir une petite quantité d’uranium sur son propre sol, a été rejetée par les États-Unis. « L’enrichissement et le retraitement sur le sol iranien ne sont pas acceptables », a affirmé Condoleezza Rice.
En s’opposant à l’Iran, les États-Unis n’ont peut-être pas pleinement réfléchi aux conséquences possibles : aux dangers que courent les forces américaines en Irak ; à l’envol du prix du pétrole ; et à l’encouragement donné au mouvement djihadiste mondial qui entraînera inévitablement des attentats terroristes contre les États-Unis et contre Israël. Tout se passe comme si les États-Unis n’avaient pas à l’égard de l’Iran d’autre politique que des fanfaronnades. L’Iran a, dans le cadre du traité de non-prolifération nucléaire, un « droit inaliénable » d’acquérir une expertise atomique à usage pacifique. Il a la capacité de répliquer brutalement à un agresseur quel qu’il soit. Et même s’il devait se procurer des armes nucléaires – ce qu’il ne saurait faire avant plusieurs années -, il pourrait certainement être contenu et dissuadé d’en faire usage par les arsenaux nucléaires infiniment plus importants des États-Unis et d’Israël. La conclusion qui s’impose semble être que Washington devrait entamer dès que possible des pourparlers directs avec Téhéran. C’est sans doute la seule manière d’écarter la menace de guerre, d’offrir aux États-Unis une possibilité de se sortir du bourbier irakien et de tendre la main à une opinion musulmane chauffée à blanc.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires