Youssef Seddik

L’auteur d’un Coran en bandes dessinées et d’une série documentaire sur la vie du Prophète revient sur l’affaire des dessins « blasphématoires ».

Publié le 28 février 2006 Lecture : 6 minutes.

Philosophe et anthropologue tunisien, Youssef Seddik a publié de nombreux ouvrages dont Si le Coran m’était conté (Alef, 1990), récits coraniques en bandes dessinées, Nous n’avons jamais lu le Coran (L’Aube, 2004) et Qui sont les Barbares ? (L’Aube, 2005). Il est également le coauteur (avec Celal Artunkal et Chema Sarmiento) d’une série documentaire sur la vie du Prophète en cinq volets, diffusée sur la chaîne française Arte en janvier 2002.

Jeune Afrique : Vous avez publié en 1990 un Coran en bande dessinée. Avez-vous eu recours à la figuration « juridiquement » interdite et comment l’ouvrage a-t-il été accueilli ?Youssef Seddik : Mon but était avant tout pédagogique : faciliter aux jeunes l’accès au texte coranique, mettre à leur disposition un support de lecture plus ludique. Mais je n’ai pas eu recours à la figuration prohibée. Chaque fois que la bulle procédait de la bouche du Prophète ou d’un de ses compagnons, le personnage était dans le hors-champ ou suggéré par une flaque de lumière. Je ne pouvais pas transgresser une tradition qui considère l’image comme illégitime tout en prétendant faire une uvre pédagogique. Ce qui n’a pas empêché de nombreuses instances islamiques du Maghreb et du Moyen-Orient de condamner ces dessins et l’Organisation de la conférence islamique (OCI) de les traiter de bidaa (innovation coupable) dans un communiqué officiel relayé par les médias de tous les pays musulmans excepté ceux de l’Iran et de la Turquie. J’ai dû arrêter la publication au troisième tome, ne voulant ni polémiquer ni tomber dans une guerre qui n’est pas la mienne.
Quelle est la position précise de l’islam vis-à-vis de la figuration ?
Il faut d’abord rappeler que l’interdiction de l’image n’est pas propre à l’islam. Elle est dans le judaïsme et remonte encore plus loin. Dieu est conçu comme le seul « gestionnaire » de la mythologie et de l’image. Lisez le Phèdre ou La République de Platon ; le mythos (le mythe) est géré par une instance supérieure de la pensée. Le poète ou l’artiste, le faiseur d’artifices, y est décrit comme celui qui a recours aux métaphores pour faire illusion. Il est exclu de la Cité idéale. Le Coran a décrié sévèrement les poètes dans la sourate qui porte ce nom, précisément (XXVI, 224). Seul Dieu est maître du récit, de la fiction et de la métaphore. C’est pourquoi l’auteur (ou les auteurs) des Mille et Une Nuits, par exemple, n’a jamais revendiqué son uvre, cela aurait été blasphématoire. Le Coran, qui reprend les Dix Commandements (sourate XVII), omet de mentionner celui relatif à l’image Tu ne feras pas d’image taillée ») et le remplace par : « Si vous construisez un discours, soyez juste. » C’est sciemment que l’islam a traité la question de l’image en la destituant et en l’intégrant dans le système du langage en général. Cela dit, il n’y a pas un seul mot dans le Coran, ni même la moindre allusion, qui interdise l’image. Il y est juste dit que seul Dieu est Mousawwir, celui qui donne forme. L’interdiction existe en revanche dans les hadiths : « Celui qui fera une image sur terre sera appelé sans répit dans l’au-delà à y insuffler la vie, et ne le pourra pas. » Un autre hadith rapporte que le Prophète aurait dit à son épouse Aïcha, qui venait de lui acheter une taie d’oreiller brodée de motifs animaliers : « Je ne peux pas entrer dans une maison où il y a des images parce que les anges n’y rentrent pas. »Il est un fait que la crainte de glisser dans l’idolâtrie a poussé les sunnites à prohiber la figuration, alors que les chiites ont dépassé très tôt ce problème et développé un rituel et une dogmatique de l’image.
Comment réagissez-vous aux caricatures du Prophète publiées au Danemark ?
Je me sens blessé. C’est un personnage que je vénère en dehors de toute considération cultuelle. Ces caricatures ont foulé au pied une valeur fondamentale, une valeur qui est à l’origine de toutes les autres : la pudeur. Elle consiste à comprendre et à respecter les codes et la façon d’être de l’Autre. N’est plus musulman, faut-il le rappeler, celui qui insulte prophètes et messagers du judaïsme ou du christianisme, ou même qui s’en moquerait. Si le tiers de « l’humanité » musulmane de sexe mâle se prénomme Mohammed, un tiers quasiment se prénomme Moussa, Youssef, Ibrahim, Younes (Jonas), etc. Alors, j’ai envie de dire à propos des caricaturistes danois : soit ils sont ignorants et ne savent pas à quel point ils ont offensé les musulmans, soit ils le savent, et l’ont donc fait sciemment, manquant ainsi de pudeur.
Peut-on dire qu’ils ont touché au sacré ?
Les notions de sacré (muqaddas) et de profane n’existent pas en islam. Elles sont remplacées par le halal (licite) et le haram (illicite). Il n’y a pas de sacré pour la simple raison qu’il n’y a pas de profane, ce mot voulant dire « en dehors de la lumière du temple », et il n’existe pas de temple en islam. Le halal ne concerne pas que la viande. Il définit tout ce que le musulman peut pratiquer dans la frontière de l’humain (hadd ; pl. : hudud), qui ne doit pas déborder sur le domaine de Dieu, car cela deviendrait de la démesure, laquelle est la définition même du haram. Par conséquent, les caricatures ne sont pas un acte de désacralisation aux yeux des musulmans, mais une forme de débordement ou d’empiétement sur les affaires de Dieu.Personnellement, je dirais que je ne suis pas choqué par les caricatures proprement dites mais par leur prolongement politique, le lien absurde qu’elles établissent entre le terrorisme et la profession de foi islamique.
Que pensez-vous de la réaction des musulmans ?
Je juge leur colère légitime. Je décèle même une grande vigueur des populations musulmanes dans ces manifestations de rue. Bien sûr, je déplore les violences, dans lesquelles on peut voir de la manipulation, sinon, comment comprendre que des pays qui n’ont pas permis à leur population de lever le petit doigt devant les images des prisonniers d’Abou Ghraib ou les atteintes au Coran à Guantánamo puissent aujourd’hui s’ériger en défenseurs de l’islam ? La colère qui ne se prolonge pas par la violence signifie, elle, la vigueur de la foi musulmane et sa grande capacité de survie.
Que voulez-vous dire par « capacité de survie » ?
Jamais on n’a laissé au Coran la possibilité de se faire lire ou admettre par l’humanité. Le judaïsme comme le christianisme ont eu tout le temps de discuter de leur message. Depuis le XIIe siècle, toutes sortes d’obstacles sont venus empêcher l’islam d’une telle évolution, alors qu’il a démontré à ses débuts ses capacités à donner du sens et à importer tous les savoirs du monde devenus universellement arabes. Il y a eu dix croisades qui ont épuisé ce message, après quoi, pendant des siècles, les plus grands esprits de l’Europe se sont amusés à traiter l’islam de paganisme, voire de satanisme. Il y a eu ensuite le sac de Bagdad par Hulagu (1258), puis l’avènement de l’Empire ottoman, qui a nivelé voire banalisé le message, et, enfin, l’entreprise coloniale, où Jules Ferry devait s’occuper des « corps » de nous autres et le cardinal Lavigerie et ses missionnaires auxiliaires de la soldatesque coloniale des « âmes », c’est-à-dire d’évangéliser les musulmans. Ces derniers ont acquis, au fil de l’histoire, la force de se faire hérissons pour survivre malgré tout, et c’est ce que j’admire aujourd’hui chez eux.
D’une façon générale, que faut-il faire pour en finir avec ces questions récurrentes qui posent problème en islam et le désignent au monde comme une religion rétrograde ?
Il faut évacuer ces commentaires qui encombrent, voire troublent, le message coranique et décider d’une suspension de ce que la Tradition nomme charia. Il faut dire que ce mot dans son acception connue n’est jamais mentionné dans le Coran. La seule fois où la racine du mot est attestée, chir’a, c’est à côté du mot minhâj, méthode. Ce pour nous dire « qu’à chaque peuple sa voix spécifique (chir’a) et sa méthode de vie ». Une vraie reconnaissance, déjà au VIIe siècle, de ce qui fait la diversité des communautés humaines. Autrement dit, il faut se contenter d’une lecture du Coran comme s’il n’y avait pas d’autres recours. Aujourd’hui, nous disposons de meilleurs outils pour faire une mise en parenthèse d’une exégèse devenue répétitive. Une sorte de « réduction phénoménologique » qui conserve ce qu’elle suspend.

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