Virage à droite

Réélu en septembre dernier, le Premier ministre Junichiro Koïzumi prépare sa succession. Tout en confirmant l’orientation nationaliste de sa politique.

Publié le 28 février 2006 Lecture : 6 minutes.

Le Japon a retrouvé la santé, mais pas le sourire. L’économie va mieux. Assainie après plus d’une décennie de purge, elle a renoué avec la croissance. Mais l’archipel, s’il reste la deuxième puissance économique du monde, fait aujourd’hui pâle figure face au géant chinois. Habités par le sentiment d’un déclin inéluctable, nostalgiques des années 1980, celles du yen fort et de la spéculation immobilière, les Japonais broient du noir. Des pans entiers de leur modèle social se sont effondrés. L’âge de la retraite est passé de 60 à 65 ans, le mythe de l’emploi à vie a vécu. Le taux de chômage a été réduit, mais un emploi nouveau sur trois demeure précaire. Les entreprises ont renoué avec les profits. Mais des fleurons de l’industrie nippone battent de l’aile. Sanyo, NEC, Pioneer et même Sony, pour ne parler que des plus célèbres, alignent les pertes. Et les Japonais vivent mal la concurrence des firmes coréennes, longtemps méprisées, qui rivalisent désormais avec les leurs dans l’électronique grand public et l’automobile.
La sinistrose des habitants de l’empire du Soleil-Levant est en partie irrationnelle. Car le Japon, qui consacre plus de 3 % de son PIB à la recherche et l’innovation, n’est pas distancé technologiquement par ses nouveaux challengeurs. Bien au contraire. Et, en termes de revenu, le match sino-japonais donne toujours l’avantage aux ménages nippons, cinquante fois plus riches que ceux de Chine. Mais c’est surtout dans la courbe des naissances qu’il faut trouver les raisons du pessimisme actuel : enfant unique, mariages tardifs, augmentation du nombre de célibataires. En 2005, pour la première fois depuis soixante ans, l’archipel a perdu 30 000 âmes. Sa population est la plus âgée du monde, et, si rien ne vient enrayer la tendance, le pays pourrait perdre 30 millions d’habitants d’ici à 2050. Or il n’est pas question pour l’instant d’ouvrir les vannes de l’immigration
La situation de la famille impériale offre un résumé saisissant des contradictions démographiques japonaises. Le prince héritier Naruhito, fils de l’actuel empereur Akihito, n’a pas d’héritier mâle. Sa femme, la princesse Masako, ne lui a donné qu’une fille, Aiko, qui aura bientôt l’âge d’aller à l’école. Le code impérial, datant de l’ère Meiji (1868-1912), exclut les femmes de la succession. Le Premier ministre Junichiro Koïzumi, désireux d’éviter une crise dynastique, a un temps envisagé de le réformer, afin d’autoriser l’installation d’une impératrice sur le trône, et de mettre au diapason de la modernité l’institution symbole de l’identité japonaise, vieille de vingt-six siècles. L’annonce, fin janvier, de la grossesse de la princesse Kiko, 39 ans, l’épouse d’Akishino, le frère cadet du prince héritier, est opportunément venue offrir un prétexte à l’ajournement de ce projet, qui avait suscité une vive opposition dans les milieux traditionalistes et au sein de la formation au pouvoir, le Parti libéral démocrate (PLD). Quelque 180 parlementaires avaient fait connaître leur hostilité à cette réforme, et Koïzumi, affaibli par les retombées du scandale financier Livedoor en janvier dernier, a préféré faire machine arrière et se donner « le temps de la réflexion ». Comme une majorité de ses concitoyens, il continue à juger cette réforme nécessaire, mais souhaite y arriver de façon consensuelle.
Triomphalement réélu le 11 septembre 2005, le flamboyant Premier ministre semblait inoxydable. Mais l’homme à qui tout a réussi depuis cinq ans traverse depuis quelques semaines une mauvaise passe. Sa cote de popularité est descendue sous la barre de 50 %, celle de son cabinet, formé le 31 octobre dernier, à moins de 45 %. Cette brusque chute de confiance tombe particulièrement mal, car Koïzumi a promis de passer la main en septembre 2006. Il tablait sur sa popularité pour adouber son successeur, mais aussi, d’après certains, pour continuer à tirer les ficelles dans l’ombre conformément à une tradition solidement établie. L’effritement progressif de son autorité et le rejet de certains aspects controversés de sa politique pourraient tuer dans l’uf ses velléités. Une majorité de Japonais estiment aujourd’hui que les réformes libérales, qu’ils ont pourtant plébiscitées, ont creusé l’écart entre riches et pauvres. Le pays a-t-il déjà basculé dans l’ère post-Koïzumi ? Il serait hâtif de le penser. Le Premier ministre, nationaliste farouche et artisan d’un virage à droite, a placé ses lieutenants sur orbite. La bataille pour la présidence du parti et du gouvernement devrait se jouer entre Shinzo Abe (52 ans), Taro Aso (65 ans), et, dans le rôle de l’outsider, Sadakazu Tanigaki (60 ans).
Nommé secrétaire général du parti en 2003, descendant d’une lignée de politiciens (son père a été aux Affaires étrangères, et son grand-père maternel, Nobusuke Kishi, a été Premier ministre entre 1957 et 1960), Shinzo Abe a été propulsé porte-parole et numéro deux du gouvernement. Il est considéré comme le dauphin de Koïzumi. Ultranationaliste, symbole de la nouvelle droite décomplexée, partisan d’une ligne dure sur l’épineux dossier nucléaire vis-à-vis de la Corée du Nord, ce faucon est favorable à la poursuite des pèlerinages annuels au sanctuaire de Yasukini, où reposent les cendres de 2,5 millions de militaires nippons morts au combat, mais également celles de quatorze criminels de guerre exécutés en 1948 après les procès de Tokyo. Taro Aso, le nouveau chef de la diplomatie, est un poids lourd du PLD, et passe lui aussi pour un ardent nationaliste, alors que Sadakazu Tanigaki, qui détient le portefeuille des Finances, présente un profil plus neutre. Ce brillant technocrate sans charisme devrait assurer la poursuite des réformes. Quant à Yasuo Fukuda, ancien porte-parole du gouvernement, il a été laissé sur la touche et semble avoir définitivement perdu ses chances.
La formation du nouveau cabinet a été assez mal accueillie par Pékin et Séoul, où l’on anticipe un durcissement de la politique étrangère de Tokyo. Désinhibé, le Japon ne veut plus du statut de puissance vaincue, et souhaite peser davantage dans le concert des nations, en obtenant, par exemple, un siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Pékin, qui appartient au club des « 5 Grands », y est farouchement opposé. Le Japon de Koïzumi, qui a rejoint la coalition anti-irakienne et envoyé des hommes dans la partie chiite du pays (à titre « humanitaire », avec interdiction de participer aux missions de combat), entend en outre amender au plus vite la Constitution pacifiste de 1947. Le Premier ministre veut transformer les forces d’autodéfense (240 000 hommes très bien équipés) en une armée susceptible de prendre part à des actions de sécurité collective et d’intervenir, avec ou sans feu vert onusien, sur des théâtres extérieurs, ce qui est aujourd’hui juridiquement impossible. Cette évolution, inéluctable, ne manquera pas de braquer un peu plus les pays voisins, qui exigent que Tokyo présente d’abord des excuses sincères pour son passé militariste.
Le renforcement de l’alliance politique et stratégique avec les États-Unis reste, depuis cinq ans, la pierre angulaire de la politique étrangère de Junichiro Koïzumi, malgré la réprobation d’une partie de l’opinion publique. Le Japon va collaborer au développement, par les Américains, d’un système de défense antimissiles et autorisera, à partir de 2009, un porte-avions nucléaire à mouiller dans la base navale de Yokosuka, malgré les réticences de sa population. Recroquevillée sur la relation privilégiée qu’elle entretient avec Washington, la diplomatie nippone prend le risque d’une marginalisation sur la scène asiatique, et, peut-être, internationale. Cette option « isolationniste », défendue bec et ongles par le Premier ministre actuel, participe peut-être d’une sorte de repli insulaire. Au risque de limiter le rayonnement de l’empire du Soleil-Levant.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires