Le partage du gâteau

Les principales compagnies auraient réalisé, en 2005, 243 milliards de dollars de bénéfices. Un montant démesuré dont l’emploi fait polémique.

Publié le 28 février 2006 Lecture : 4 minutes.

Les compagnies pétrolières réalisent-elles des profits injustifiés ? Telle est la question soulevée, dans le monde entier, par l’annonce du bénéfice 2005 d’ExxonMobil : 36,13 milliards de dollars, le plus formidable résultat jamais obtenu par une entreprise. D’autant plus que les autres géants du pétrole affichent des résultats comparables, notamment Total, qui a publié, le 15 février, des chiffres non moins flamboyants en proportion.
La polémique tient d’abord au fait que ces profits ne sont pas dus à une productivité améliorée, ou à un surcroît de production, puisque les ouragans du golfe du Mexique ont paralysé puits et raffineries au cours de l’automne, mais uniquement à la hausse du baril, qui a atteint, brièvement, le 31 août, 70 dollars, largement au-dessus des 25-30 dollars espérés par les pays producteurs et les consommateurs.
Cet emballement des cours a valu aux pétroliers une pluie de milliards. La démesure du numéro un mondial, l’américain ExxonMobil, tient en deux comparaisons : son chiffre d’affaires a atteint 371 milliards de dollars, soit plus que le PIB de l’Arabie saoudite, elle-même producteur numéro un mondial, et son bénéfice de 36,13 milliards équivaut au PIB slovaque !
Derrière ce champion, on se bouscule : le britannique Royal Dutch Shell annonce un bénéfice de 22,94 milliards de dollars et son compatriote British Petroleum (BP), 19,31 milliards ; le français Total, 14,3 milliards ; les américains Chevron, 14,1 milliards, et ConocoPhillips, 13,6 milliards. Pour revenir sur le cas de Total, les chiffres publiés parlent d’eux-mêmes ; chiffre d’affaires 2005 : + 17 % ; résultat net : + 31 % ; dividende : + 20 %. Le cabinet Aurel Leven a calculé que les 250 principales compagnies pétrolières avaient réalisé, en 2005, 243 milliards de dollars de bénéfices, soit une progression de 35 % par rapport à l’année précédente.
Il n’y a pas que ces montants astronomiques qui font polémique ; leur emploi aussi est contesté. Les sociétés utilisent d’abord ces sommes au profit de leurs actionnaires, soit sous forme de versements de dividendes, soit sous forme de rachats de leurs propres actions. Ainsi Total a-t-il reversé, l’an dernier, 7,29 milliards de dollars à ses actionnaires sous ces deux formes. Quant à BP, il promet aux siens de leur consacrer 65 milliards de dollars dans les trois prochaines années.
Les pétroliers font valoir qu’ils s’acquittent aussi de leur devoir en investissant massivement dans la recherche de nouveaux gisements et dans la construction de nouvelles raffineries. Il semble que ces investissements aient atteint 170 milliards de dollars en 2004, 200 milliards en 2005 et qu’ils dépasseront 240 milliards cette année. Si l’on prend les chiffres de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), qui estime à près de 3 000 milliards de dollars les investissements nécessaires d’ici à 2030 pour répondre à l’augmentation de la demande, le compte y est, et cet effort devrait permettre à la planète de bénéficier de réserves de plus en plus coûteuses à exploiter au fond des océans et dans les terres gelées du Grand Nord.
Certains experts sont plus circonspects et soulignent qu’il y a vingt ans 80 % du cash flow des pétroliers étaient affectés à la recherche, alors que cette proportion est tombée à 40 % l’an dernier. Ce à quoi les exploitants répliquent qu’ils ne peuvent contraindre les États réticents à les laisser explorer leurs sous-sols et leurs mers. En fait, c’est bien le partage du gâteau qui est en cause. On le voit au royaume de la libre entreprise, les États-Unis, où la – peut-être – future candidate à la présidence, Hillary Clinton, a rappelé au président Bush sa proposition de créer un fonds spécial pour l’énergie alimenté par une taxe temporaire sur les compagnies pétrolières qui n’investiraient pas suffisamment dans les capacités de raffinage, ni dans les énergies renouvelables, ni en faveur de l’indépendance énergétique du pays.
On le voit au Royaume-Uni de Tony Blair, dont le budget 2006 prévoit le doublement de la taxe spéciale de 10 % sur les compagnies pétrolières qui exploitent les gisements britanniques de la mer du Nord ; cette taxe financera le gel de la taxe sur les carburants, ainsi que la prime de chauffage versée aux sujets retraités de Sa Majesté. Mais c’est en France que les bénéfices de Total ont fait grincer le plus de dents. Des syndicalistes, des élus – y compris de la majorité – et même le ministre de l’Économie et des Finances, Thierry Breton, en novembre, sur une chaîne de télévision, ont souhaité que la balance soit rééquilibrée entre consommateurs et producteurs.
L’association de consommateurs UFC-Que choisir a formulé la demande la plus radicale : la création d’une taxe exceptionnelle de 40 %, soit 5 milliards d’euros, sur les profits réalisés par Total en 2005. Son président, Henri Bazot, plaide depuis des mois pour cette « mesure de justice économique », qui permettrait d’accélérer les investissements dans les transports en commun. Il pense que cette taxe inciterait « les groupes pétroliers à réviser leur politique tarifaire en calculant leurs profits sur des bases rationnelles et objectives, telles que la productivité et le niveau des investissements ».
Il y a deux hic à ces projets de récupération d’une partie de la valeur ajoutée pétrolière. Le premier est que l’activité pétrolière est aussi aléatoire que les autres activités minières et qu’un bénéfice n’est jamais sûr. Le groupe parapétrolier Technip en sait quelque chose, qui vient de diviser par deux ses bénéfices 2005 parce que le gazoduc sous-marin qu’il a installé pour l’égyptien Burullus Gaz a été une très mauvaise surprise technique, et donc financière. Le deuxième écueil est que les compagnies ne se laisseront pas faire, comme l’a susurré Thierry Desmarest, le président de Total, lors de sa conférence de presse du 15 février. Interrogé sur l’opportunité d’une taxation de ses bénéfices, il a répondu : « Si l’on veut que les entreprises soient toutes basées ailleurs [qu’en France] dans le monde, il faut le dire. » Les Bahamas ou les Pays-Bas peuvent se montrer plus compréhensifs. À bon entendeur salut !

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