[Tribune] Tunisie : liberté, vérité et fake news
Huit ans après la révolution, qu’en est-il de la liberté d’expression ? Elle reste un idéal toujours convoité mais jamais atteint. Et à cet égard, la Tunisie est loin d’être une exception.
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Rachida Ennaifer
Docteure en droit, constitutionnaliste, ex-membre de la Haute Autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica) et ancienne présidente de l’Association des journalistes tunisiens
Publié le 6 décembre 2018 Lecture : 3 minutes.
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La poursuite de cette liberté est l’histoire d’une conquête éternellement recommencée qui se traduit par une précarité des acquis, mais aussi par une persévérance des luttes.
Si l’on se contente d’arrêter là le constat, on peut dire qu’aujourd’hui ressemble à hier, et probablement à demain. Or il n’en est rien. Au lendemain de la révolution, des modifications institutionnelles ont été opérées, qui ont apporté de nets progrès – visibles aussi bien du côté des médias que de l’opinion publique –, mais qui comportent aussi un certain nombre de risques.
Explosion médiatique
Le pays a connu le boom médiatique le plus important de son histoire, et les Tunisiens disposent désormais d’une pluralité de médias : une dizaine de chaînes de télévision privées, une trentaine de radios privées et associatives, et des dizaines de journaux, presse écrite et électronique confondues.
Cette éclosion a été favorisée par une nouvelle législation relative à la liberté d’expression, notamment par les décrets-lois numéros 2011-115, -116 et -41, promulgués dans les tout premiers mois qui ont suivi la révolution.
La Haute Autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica) a été mise en place le 3 mai 2013. Elle est habilitée à exercer un pouvoir de régulation très étendu, aussi bien au niveau de l’octroi des licences de diffusion que du contrôle des contenus, avec un pouvoir de sanction allant de l’avertissement au retrait de ladite licence. Un conseil d’autorégulation de la presse écrite a été créé, le 20 avril 2017, pour lutter contre les dérives journalistiques.
Les médias associatifs, lancés au lendemain de la révolution pour constituer le troisième pilier de la régulation du paysage audiovisuel national, ont été aspirés par de multiples lobbies
Cette métamorphose du paysage médiatique est renforcée par l’émergence d’une opinion publique de plus en plus exigeante, qui a trouvé dans les réseaux sociaux les moyens de contrôler, voire de contourner, les médias classiques, exerçant ainsi à leur égard un rôle de contre-pouvoir, alors qu’ils jouent déjà eux-mêmes ce rôle.
Pluralisme non assuré
L’envers du décor, c’est que la pluralité est loin d’avoir assuré le pluralisme. Aujourd’hui, deux médias privés dominent le paysage audiovisuel – ou plutôt deux et demi, sachant qu’El Hiwar et Attessia fonctionnent comme de véritables vases communicants. Les radios et télévisions nationales restent à la traîne, la réforme des médias publics marquant le pas.
>>> À LIRE – Tunisie : médias et confusion, comment sortir de l’imbroglio ?
Quant aux médias associatifs, lancés au lendemain de la révolution pour constituer le troisième pilier de la régulation du paysage audiovisuel national, ils ont été aspirés par de multiples lobbies.
De son côté, la presse écrite tunisienne, l’une des premières du monde arabe, a perdu son aura auprès des lecteurs. Les journaux qui continuent de paraître sont comme des miraculés, le miracle relevant en l’occurrence de l’occulte puisqu’ils semblent plongés dans les ténèbres plutôt que dans la transparence : leurs sources de financement sont opaques, et leurs lignes éditoriales souvent indéchiffrables pour le commun des mortels.
Entre embellie et répression, la Tunisie fait le difficile apprentissage de la liberté d’expression
Patrons et portefeuilles
La régulation baisse les bras face à cette situation ou, plutôt, se retrouve pieds et poings liés en raison du blocage auquel est confronté le projet de loi censé constitutionnaliser la Haica. Quant à l’autorégulation de la presse écrite et électronique, elle se trouve fragilisée par les intérêts contradictoires qui opposent des journalistes soucieux de leurs intérêts corporatistes (y compris ceux afférents à la déontologie) à des patrons de presse qui ne voient pas plus loin que leurs portefeuilles.
C’est pourquoi la régulation opérée par les nouveaux médias est une alternative sérieuse. À travers eux, les citoyens peuvent non seulement s’informer, mais aussi faire pression sur les organes classiques et les amener parfois à rectifier le tir.
Mais c’est compter sans les jeux et les manipulations dont ces médias sont l’arène : par eux, intox et fake news se répandent d’un simple clic. Dans un pays où l’éducation à l’information fait défaut, ce phénomène prend une ampleur considérable, voire dangereuse.
Entre embellie et répression, la Tunisie fait le difficile apprentissage de la liberté d’expression, laquelle doit se nourrir de la vigilance d’une société civile solidaire des journalistes.
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