La guerre des minarets

Après l’attentat contre le mausolée chiite de Samara et les terribles représailles qui se sont ensuivies, beaucoup de questions restent sans réponse.

Publié le 28 février 2006 Lecture : 5 minutes.

L’attentat à l’explosif qui, le 22 février, a frappé le mausolée chiite d’Al-Askariya, à Samara, est un nouveau coup dur pour la communauté musulmane, encore sous le choc de l’affaire des caricatures du Prophète. Quelques heures après l’attaque, la morgue de la capitale avait déjà reçu plus de quatre-vingts cadavres de sunnites irakiens tués par balles. Une centaine de mosquées, sunnites elles aussi, ont par ailleurs été attaquées, pillées, incendiées. Un sacrilège quand même beaucoup plus grave que quelques coups de crayon de dessinateurs danois peu inspirés !
À l’hôpital de Samara, on recense une quarantaine de victimes, dont Atwar Bahjat, une jeune journaliste de la chaîne saoudienne Al-Arabiya, son cameraman et son preneur de son. Leur véhicule est tombé dans une embuscade quelques minutes après un « direct » à partir du mausolée détruit. Depuis l’invasion anglo-américaine, jamais les affrontements intercommunautaires en Irak n’avaient atteint un tel degré de violence. Pour comprendre les raisons de ce déchaînement, quelques explications s’imposent.

Pourquoi les chiites s’en sont-ils pris aux sunnites ?
Samara, à 120 km au nord-ouest de Bagdad, est une ville à majorité sunnite. Dans le mausolée d’Al-Askariya reposent les dépouilles d’Ali al-Hadi (827-868) et de son fils, Hassan al-Askari (845-872), l’un et l’autre vénérés par les chiites d’Irak et d’Iran. Lieu de pèlerinage, le mausolée est administré par les wakf, une institution sunnite chargée de la préservation du patrimoine religieux. Les millions de chiites irakiens les accusent d’avoir failli à leur mission. De surcroit, ce n’est pas la première fois, il s’en faut, qu’ils sont la cible d’attentats perpétrés par les sunnites

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Pourquoi les représailles ont-elles pris une telle ampleur ?
Au moment de l’attentat, Moqtada Sadr, le jeune imam chiite rebelle, se trouve à Beyrouth, dans le cadre d’une tournée régionale. Il prend aussitôt le chemin du retour, via Damas, d’où il lance un appel au calme.
Quelques heures plus tard, l’ayatollah Ali Sistani, la plus haute autorité religieuse chiite du pays, sort à son tour de sa réserve, convoque une équipe de télévision privée irakienne (TV Euphrate) et réunit un aréopage d’ayatollahs. Parmi ces derniers, le très respecté Bachir al-Nadjafi et Mohamed Saïd al-Hakim, cadet d’une prestigieuse fratrie. Abdelaziz, son aîné, est le chef de l’Alliance unifiée irakienne, la première force politique du pays.
Sistani a eu beau appeler à défiler pacifiquement, les manifestations dégénèrent. Bilan : plus de 130 morts pour la seule ville de Bagdad dans la nuit du 22 au 23 février. Dans d’autres régions, des massacres collectifs ont lieu. Des centaines de mosquées sont attaquées, des imams sunnites lynchés par une population chauffée à blanc. Le deuil de trois jours et le couvre-feu décrétés par le gouvernement n’apaisent pas la colère des chiites. À Bassora, des miliciens prennent d’assaut un centre de détention, mettent à part les prisonniers étrangers, saoudiens pour la plupart, et les exécutent froidement.

Qui sont les tueurs ?
Moqtada Sadr et Sistani attribuent l’attentat contre le mausolée aux « takfiristes », un mouvement islamiste ultraradical créé en Égypte dans les années 1970 par un certain Mustapha Choukri. Il fit sa réapparition en Algérie pendant la « décennie noire », puis en Irak dans le sillage d’Abou Moussab al-Zarqaoui. L’accusation n’est pas invraisemblable. Mais elle est quand même un peu rapide.
Vingt-quatre heures après le drame, les organisations salafistes présentes en Irak, notamment al-Qaïda en Mésopotamie, ont en effet cosigné un communiqué pour démentir toute implication dans l’attentat. Autre fait troublant : le modus operandi ne ressemble pas aux méthodes habituelles des salafistes. L’auteur de l’attaque n’est pas un kamikaze. Il ne s’est pas fait exploser au milieu de la foule des pèlerins afin de faire le maximum de victimes parmi les rawafadh, les mécréants, terme qu’utilise Zarqaoui pour désigner les chiites. Composé d’une demi-douzaine d’hommes vêtus d’uniformes noirs, le commando de tueurs est arrivé sur les lieux à bord de plusieurs véhicules tout-terrain, avant de neutraliser les gardiens, de déposer une bombe à retardement et de se replier en bon ordre. Du travail de professionnels.

Que fait la police ?
Ni les Nations unies, si promptes d’ordinaire à constituer des commissions d’enquête, ni le gouvernement d’Ibrahim Jaafari ne semblent avoir engagé d’investigations sérieuses. Le jour même de l’attaque, le ministère de l’Intérieur a annoncé l’arrestation de trois suspects. Depuis, plus rien. Il est vrai que le gouvernement, qui fait face actuellement à de très graves accusations, n’est pas forcément une source très sûre. On lui reproche d’avoir créé un centre de détention et de torture dans l’enceinte du ministère de l’Intérieur – l’information est aujourd’hui avérée – et d’avoir constitué des escadrons de la mort. Depuis plusieurs mois, en effet, des hommes armés vêtus de noir multiplient les rafles dans les quartiers sunnites. Les malheureux interpellés sont souvent retrouvés, le lendemain, les mains liées et une balle dans la tête. Les protestations d’innocence du gouvernement ont quelque mal à convaincre les Irakiens. Même Zalmay Khalilzad, l’ambassadeur des États-Unis à Bagdad, s’est déclaré préoccupé par ces exécutions sommaires, qu’il attribue à des milices proches de certains membres de l’exécutif.

Quelles conséquences politiques ?
Les appels au calme lancés par Ali Sistani et Moqtada Sadr n’ont guère rencontré d’écho dans le pays. Pis : l’appel à manifester lancé par le premier a été interprété par les sunnites comme une fatwa incitant à verser le sang de leurs coreligionnaires. Résultat : les partis sunnites se retirent du processus politique, au grand dam de Khalilzad, qui rêvait de les associer à la gestion du « nouvel Irak ».

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Quelles réactions à travers le monde ?
La quasi-totalité des capitales arabes et musulmanes ont fermement dénoncé l’attentat, tandis que la Ligue arabe et l’Organisation de la conférence islamique (OCI) appelaient le peuple irakien à éviter le piège tendu par les tueurs. Même son de cloche chez le président George W. Bush, qui analyse l’attaque contre le mausolée de Samara comme une manuvre visant à favoriser le déclenchement d’une guerre civile et rendre impossible toute solution politique. Les dirigeants iraniens, pour leur part, mettent en cause la coalition, imités par l’ayatollah Hussein Nasrallah, le chef du Hezbollah libanais, qui insiste sur le mobile du crime. Selon lui, seuls les États-Unis et Israël y avaient intérêt.

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