Idylle naissante

Engagé dans une course à l’influence avec Pékin, New Delhi renforce progressivement ses liens économiques avec le continent.

Publié le 28 février 2006 Lecture : 5 minutes.

Depuis avril 2005, les passagers de Dakar Dem Dikk, la compagnie dakaroise de transport urbain, voyagent dans un bus indien. Géant de la construction automobile sur le sous-continent, Tata Motors a fourni quelque 350 véhicules en pièces détachées à son partenaire ouest-africain. Le projet de liaison ferroviaire entre la capitale sénégalaise, Tambacounda et Ziguinchor porte également l’empreinte indienne : c’est avec le soutien de New Delhi que Dakar étudie les conditions de faisabilité.
Plus discrète et plus modeste que sa rivale chinoise, l’Inde avance ses pions en Afrique. Historiquement, elle est présente à l’est du continent depuis la colonisation britannique, au Kenya, en Tanzanie et en Ouganda, ainsi qu’à l’île Maurice et en Afrique du Sud. Hormis dans cette dernière, les communautés indiennes y tiennent traditionnellement les rênes de l’économie, du commerce tout particulièrement. Mais, fait nouveau, la patrie de Gandhi – qui a séjourné en Afrique du Sud – pénètre aujourd’hui des marchés d’où elle était pratiquement absente il y a dix ans : Sénégal, Mauritanie, Guinée-Bissau, Gambie, Nigeria.
« Depuis cinq ans, l’Inde se fait plus présente », constate Olivier Guillard, spécialiste de ce pays à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). La conquête étant encore à ses débuts, les données sont pour le moment parcellaires. Mais ce qui est sûr, c’est que le choix de l’Afrique est l’un des axes de la politique extérieure : « En 2003, rappelle Olivier Guillard, le ministre indien des Affaires étrangères [Yashwant Sinha] déclarait que l’Afrique était le continent du XXIe siècle et que l’Inde continuerait à lui apporter son soutien. » Nigeria, Sénégal, Soudan, les voyages des officiels indiens – ministres du Commerce et des Affaires étrangères le plus souvent – se multiplient depuis le début du millénaire. Des visites de courtoisie dont l’objectif est clairement affiché : tisser des liens économiques et commerciaux pour étendre le rayonnement de la puissance indienne. Symbolique entre toutes, la venue de l’actuel Premier ministre, Manmohan Singh, à l’île Maurice, en avril 2005, où il a inauguré la tour de la Cybercité Ébène, un parc d’activités dédié aux technologies de l’information et financé par l’Inde à hauteur de 100 millions de dollars. « Un symbole du partenariat technologique entre nos deux pays », selon ses propres mots. Et le signe de l’influence grandissante de l’Inde sur le continent.
Maurice n’est pas un exemple isolé. L’Inde, à mille lieues de l’Afrique dans tous les sens du terme, a réussi à se faire de nouveaux amis très fidèles : le Sénégal lui envoie la quasi-totalité de son acide phosphorique ; le Cameroun, 47 % de son métal ; et la Tanzanie, 68,7 % de ses fruits, légumes et céréales, selon le Centre de développement de l’OCDE (chiffres 2003). En dix ans, les exportations du continent vers l’Inde se sont accrues de près de 500 %, celles de l’Inde vers l’Afrique de 900 % environ, ajoute la même source. Outre le riz, le tabac et la viande, le sous-continent, grand fabricant de médicaments génériques, vend à ses partenaires subsahariens des produits pharmaceutiques. Ranbaxy, numéro un indien du secteur, s’est engagé à fournir des antirétroviraux à la Pharmacie nationale du Sénégal pour un montant total de 2 millions de dollars.
Les entreprises indiennes posent leurs jalons. Le groupe Tata, présent dans les mines de cuivre zambiennes depuis le milieu des années 1970, s’est peu à peu introduit dans les pays voisins (Tanzanie, Malawi, Namibie) et a fini par gagner le nord du continent. En mars 2005, la division automobile du conglomérat a acquis 21 % de son homologue espagnol Hispano Carrocera, qui possède une usine à Casablanca, au Maroc. Des partenaires indiens ont récemment essayé de venir à la rescousse des Industries chimiques du Sénégal (ICS), en grande difficulté, en faisant une offre de 60 milliards de F CFA pour prendre le contrôle de l’entreprise. Disposant d’une main-d’uvre bien formée, l’Inde joue les professeurs avec ses nouveaux partenaires du Sud. Chez le fabricant d’autocars Senbus, à Thiès (Sénégal), techniciens et cadres du groupe Tata ont mis en uvre, dès 2003, un transfert de compétences et de technologies. Les échanges sont facilités par la signature, en mars 2004, d’un mémorandum entre New Delhi et huit pays de l’ouest et du centre du continent : Sénégal, Mali, Guinée-Bissau, Burkina, Tchad, Côte d’Ivoire, Ghana et Guinée équatoriale. Ensemble, les neuf signataires composent la « Team 9 » (Techno-Economic Approach for Africa-India Movement). Dans ce cadre, deux « conclaves indo-africains » se sont tenus en 2005 à New Delhi, qui ont permis aux hommes d’affaires indiens de se familiariser avec l’environnement économique du continent.
Pourquoi les Indiens investissent-ils en Afrique ? Coopération entre pays non alignés ? Pas vraiment, car on est loin de l’esprit de Bandung. Le sous-continent a des motivations bien plus pragmatiques, souligne, comme tous ses confrères, Jean-Luc Racine, chercheur au CNRS et spécialiste de l’Inde. À mesure que son économie se développe, sa dépendance à l’égard des hydrocarbures s’accroît. Aujourd’hui, le pays importe 70 % de sa consommation de brut. Pour garantir sa sécurité énergétique, il déploie une diplomatie « tous azimuts », selon l’expression de Jean-Luc Racine. Vers l’Asie centrale, mais aussi vers l’Afrique. En Mauritanie, il est aux aguets : « Il y a des opportunités [] dans les secteurs du gaz et du pétrole en Mauritanie », précise un rapport de l’ambassade d’Inde au Sénégal. Petroleum India International (PII) est en train d’étudier un projet de réhabilitation de la raffinerie de la Société mauritanienne des industries de raffinage (Somir). Avec certains États, l’Inde entretient des liens presque uniquement pétroliers. En 2003, 99 % des exportations du Nigeria vers l’Inde sont composées de pétrole, et 85 % pour le Gabon, d’après le Centre de développement de l’OCDE. L’Inde est également présente en Côte d’Ivoire, en Libye et au Soudan. Dans ce dernier pays, elle côtoie la Chine, étoile montante du XXIe siècle, qui s’impose à vive allure en Afrique. Décidé à devenir la deuxième économie mondiale d’ici à quinze ou vingt ans – c’est l’avenir que les observateurs lui promettent -, New Delhi cherche aujourd’hui à rattraper Pékin dans la course à l’influence.
Autre explication de la présence indienne en Afrique, la volonté du sous-continent de jouer un rôle majeur sur la scène internationale et d’occuper un siège de membre permanent au Conseil de sécurité à l’ONU. Encore faut-il avoir les épaules d’une grande puissance et bénéficier des suffrages de pays alliés, africains notamment L’Inde dispose d’un atout non négligeable pour l’offensive de charme : son statut de pays en développement. Ce point commun avec les pays du continent peut lui conférer un rôle de porte-parole de leurs intérêts devant les membres du G8.
Investisseur, l’Inde l’est assurément en Afrique. Bailleur de fonds, beaucoup moins, compte tenu de sa propre pauvreté (d’après la Banque mondiale, 390 millions d’Indiens vivent avec moins de 1 dollar par jour). Mais si réduite soit-elle, son aide est symbolique. Quand l’Inde donne 500 000 dollars au Sénégal après les inondations de l’été 2005, elle passe du statut de pays en développement à celui de pays émergent. Idem lorsque, en 2003, elle met 200 millions de dollars dans la caisse du Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad). Et ce n’est qu’un début

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